Le Buena Vista Social Club naît du projet (porté par les musiciens Juan de Marcos, Ry Cooder, et par le producteur Nick Gold) de réunir sur un album la fine fleur de la scène musicale cubaine des années cinquante, en donnant au collectif le nom du music-hall le plus réputé de la Havane à l’époque. La suite du parcours est connue, puisque le succès du disque prendra des allures d’événement, prolongé par le documentaire homonyme de Wim Wenders, et fera du Buena Vista Social Club et de ses musiciens (Ibrahim Ferrer, Compay Segundo, Eliades Ochoa, Omara Portuondo entre autres) des emblèmes de la musique cubaine sur la scène internationale.
À l’occasion de la dernière tournée du collectif en 2016, vingt ans après sa naissance, Lucy Walker se livre avec Buena Vista Social Club : Adios à l’exploration des coulisses d’un véritable mythe musical. Une telle démarche n’est pas sans ambivalences, dans la mesure où malgré le regard rétrospectif qu’il entend porter sur ce parcours hors normes, son film reste tributaire du modèle de la success-story dans lequel on a longtemps enfermé la trajectoire des musiciens du Club, et qui caractérisait déjà le film de Wim Wenders.
Cependant, si ce nouveau volet ne renonce pas aux codes du documentaire musical (y compris les plus convenus, qu’on songe à Nick Gold racontant la première audition d’Ibrahim Ferrer comme une épiphanie : « dès les premières notes, tous les musiciens savaient qu’il serait la voix principale du groupe »), la cinéaste parvient à éviter l’écueil d’un Buena Vista Social Club 2 grâce au choix d’inscrire la genèse du collectif dans le cadre plus vaste de la musique traditionnelle cubaine. C’est ce changement de perspective qui lui permet de montrer, derrière une façade apparemment univoque, l’hétérogénéité d’un groupe réunissant des artistes aux parcours divers (véritables stars comme Omara Portuondo ou choristes anonymes tel Ibrahim Ferrer), pratiquant plusieurs genres musicaux (du son cubain traditionnel à la guajira paysanne d’Eliades Ochoa), et pour la plupart à la retraite (ou en « pause créative », pour reprendre l’expression de Compay Segundo).
Afro-Cubano
Le film s’attache ainsi à mettre au premier plan des aspects que le succès du Buena Vista Social Club avait laissés dans l’ombre, en commençant par un éclairage historique sur la musique cubaine qui faisait défaut au film de Wenders. Les images d’archives, en même temps qu’elles s’arrêtent sur la carrière des musiciens avant leur entrée dans le collectif (Compay Segundo en duo, Omara Portuondo formant un quatuor avec sa sœur aînée), révèlent aussi les figures pionnières desquelles elles s’inspirent, notamment les musiciens afro-cubains Arsenio Rodríguez (mentor de Rubén González) ou Faustino Aurama (directement cité dans la chanson « Candela »).
La relation avec l’Afrique est matricielle, et ce dès le projet originel de Juan de Marcos, Ry Cooder et Nick Gold, qui prévoyait de réunir des musiciens cubains et africains dans une session d’enregistrement (projet inabouti, ces derniers ne parvenant pas à atteindre l’île du fait de problèmes bureaucratiques). Les paroles de la chanson de Pio Leyva en disent long : « soy afro-cubano ». Cette afro-cubanité revendiquée incarne la dimension politique de la musique traditionnelle, en même temps qu’elle rappelle l’importance de la question raciale qui traverse l’histoire de l’île. Le parcours des musiciens du Buena Vista se fait l’écho de ces conflits, qu’il s’agisse de l’interdiction de jouer des percussions africaines à La Havane, des sélections opérées dans les music-halls (Rubén González raconte ainsi qu’on l’encourageait à inviter des musiciens « noirs mais pas trop ») ou de l’impossibilité d’avoir accès à la culture « blanche » (Omara Portuondo, métisse, deviendra chanteuse après s’être vu refuser l’accès à une école de ballet).
Ese arbol ha vuelto a florecer
Le monde de la musique révèle son ambivalence, à la fois instrument de résistance et lieu de perpétuation des rapports de domination, ce que le film illustre avec la couverture d’un album où l’on voit le chanteur Pacho Alonso montrer du doigt une boîte où figurent les photographies de ses onze choristes, parmi lesquels Ibrahim Ferrer. Dans le parcours de ce dernier, qui demeurera trente ans choriste pour Alonso avant de se retirer et finir cireur de chaussures à l’époque de l’enregistrement de l’album, résonne la question d’Omara Portuondo : « combien de gens talentueux n’ont pas pu s’exprimer ? »
L’anonymat de ces musiciens au moment où Juan de Marcos et Ry Cooder partent à leur rencontre n’est pas affaire de malchance, mais révèle au contraire le lien étroit (et quelque peu paradoxal) entre le contexte social de Cuba, sa politique étrangère et sa musique, dont l’âge d’or a coïncidé avec la prolifération des music-halls sous la dictature de Batista. Buena Vista Social Club : Adios prend donc le contrepoint de la fable portée en filigranes par le documentaire de Wim Wenders : certes, pour être reconnu, mieux vaut tard que jamais, mais le succès fulgurant du Buena Vista révèle avant tout l’isolement drastique d’un pays dont la musique a mis cinquante ans à franchir les frontières. À cet égard, la tournée américaine du club culminant à la Maison Blanche prend des airs de réconciliation, alors que les musiciens retrouvent leur famille exilée et que le film évoque les rapports ambivalents entre Cuba et les États-Unis (on songe à l’interdiction faite à Ibrahim Ferrer de venir sur le territoire américain récupérer ses Grammy Awards en 2005) en même temps que les analogies musicales et culturelles entre les deux pays.
Reste, au sommet de cette consécration inespérée, le sentiment d’une aventure marquée par les rencontres, les retrouvailles (celles d’Omara Portuondo et d’Ibrahim Ferrer, ou de Compay Segundo et Eliades Ochoa), et par la transmission du patrimoine musical cubain (le trompettiste du groupe, Manuel « Guajiro » Mirabal, est ainsi accompagné en tournée par son neveu). Une aventure dont le caractère miraculeux tient dans l’image choisie par Compay Segundo : celle d’un arbre ayant fleuri à nouveau.