Dans C’est quoi ce travail ? Luc Joulé et Sébastien Jousse proposent une immersion auprès des ouvriers de l’usine PSA de Saint-Ouen. Tandis que se répètent à l’image les gestes des travailleurs, le bruit ambiant des machines s’atténue pour laisser place à leurs voix, en off. Les réflexions portent sur le rythme de la journée, les objectifs de productivité, les souffrances ou les joies du quotidien. Parallèlement, le compositeur Nicolas Frize parcourt les lieux pour collecter le matériau sonore qui sera utilisé dans une pièce musicale dont les principaux interprètes seront les salariés eux-mêmes. Un seul espace – l’usine – et un unique mot – travail – réunissent ainsi des activités qu’au premier regard tout oppose. Les tâches répétitives des ouvriers ont beau contraster avec les recherches du compositeur et le travail des documentaristes, Luc Joulé et Sébastien Jousse ambitionnent de mener à bien un projet collectif en les regroupant dans un ouvrage commun. Mais à trop vouloir faire du film l’écrin d’une belle histoire, les cinéastes finissent par atténuer la portée d’un geste qui promettait d’aborder en profondeur la passionnante question du rapport entre l’homme et le travail.
Isolements
La majeure partie du film est consacrée aux résistances individuelles des travailleurs. Elles se racontent le plus souvent comme un processus nécessaire de défense face à un ouvrage qui jamais ne finit. Plus qu’à la production d’une œuvre, les résultats demandés aux travailleurs se rapportent avant tout au rendement de la journée : il s’agit de déplacer des pièces d’une machine à l’autre, de veiller à ce que le processus de production se déroule comme prévu. « Ce n’est qu’en s’arrêtant, lorsque son produit est achevé, que l’ouvrier peut sortir de son isolement. » relevait Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne. N’ayant jamais la possibilité d’achever son ouvrage, le travailleur en usine, contrairement à l’artisan, serait ainsi condamné à la solitude par l’organisation même de son lieu de travail. En isolant les salariés les uns des autres par les cadres, ainsi que du lieu qui les entoure par la faible profondeur de champ, les documentaristes mettent en forme cette solitude.
Les syndicats et partis politiques, quasiment jamais évoqués, ne semblent plus être d’aucun secours pour apporter une solution à cet isolement organisé auquel les ouvriers semblent condamnés. Seules les pensées sont encore libres d’aller et venir, et elles racontent cette lutte personnelle pour s’extraire de l’impasse : l’un fait pousser des plantes, un autre se récite mentalement de la musique classique, alors qu’un troisième s’accorde des pauses pour réintégrer l’espace collectif de la ville le temps d’un café… Les temps ont changé : le but n’est plus de tenir jusqu’au Grand Soir, mais déjà jusqu’à la fin de la journée.
Rassemblement
Révéler la beauté de l’homme au travail : voilà ce que viserait ici le projet artistique commun du compositeur et des cinéastes. Pour le premier, cela passe par un apprentissage des ouvriers à une expression différente, car musicale. Les cinéastes, alternant les témoignages des salariés avec le récit chronologique de la préparation du concert, rendent dès le début le spectateur témoin de cette lumière qui ne demande qu’à envahir l’écran. On admire les couleurs chatoyantes de l’usine noyée dans de beaux arrière plans floutés, et les prises son impeccablement montées et mixées pour reconstituer des paroles limpides, délestées de toute aspérité. Il en va de même pour la construction du film, d’une fluidité à toute épreuve. Tout est à sa place, jamais la mise en scène ne sort de son dispositif bien rôdé : le parti-pris, assumé, est impeccablement exécuté.
Au terme du film, l’usine est transformée en lieu partagé (par les interprètes, mais aussi par le public). Les salariés se regroupent autour d’une œuvre présentée comme enfin commune : au fil des répétitions, les cadres se sont élargis, plusieurs personnes peuvent désormais y cohabiter. Les hommes et les femmes se regardent, s’écoutent. S’en suivra un long plan porté derrière l’un d’entre eux, traversant l’usine alors qu’il retourne au boulot, saluant chacun de ses collègues apparaissant successivement dans le champ. Nous avons été témoins d’une belle histoire : le film en viendrait même à sous-entendre que l’expérience a rétabli le lien social dans l’usine. Mais alors que le générique défile, un constat s’impose : la démarche d’observation bienveillante des cinéastes s’est muée en une action militante un brin paternaliste, proclamant sa propre réussite.
Happy End
En effet, alors que sa fin fait basculer le film dans une tradition de « film en usine » plutôt héritée du cinéma engagé des années 70, plusieurs problèmes apparaissent. Car à reconsidérer C’est quoi ce travail ? sous cet angle, l’esthétisation à laquelle se sont livrés les documentaristes se révèle tout de même gênante. En effet, elle ne relève jamais d’une recherche plastique dans la veine de certains autres regards récents portés sur l’usine (Que ta joie demeure de Denis Côté, notamment). Il s’agit plutôt d’un lissage, d’une beauté confortable répondant aux canons esthétiques actuels, d’une fabrication d’un « bel ouvrage » en somme. Le travail de Nicolas Frize est passionnant, là n’est pas la question, c’est l’approche choisie par les cinéastes qui ne se révèle pas à la hauteur de la brèche ouverte par sa présence. Il manque cruellement ce pas de côté, qu’il soit motivé par un regard plus politique (où est la direction, qui profite tranquillement d’une promotion indirecte du groupe ?) ou bien dans l’optique d’une compréhension plus en profondeur des étapes menant à la mise en place d’un tel projet. Au sein de cet écrin un peu clinquant, le voile recouvrant certains sujets qui auraient mérité un véritable approfondissement s’avère par ailleurs des plus problématiques. Citons pour exemple le contexte historique, à l’heure des plans sociaux dantesques et des délocalisations décomplexées. Les très rares évocation de la fermeture de l’usine d’Aulnay, d’où viennent certains travailleurs, maintiennent ce climat oppressant à distance, loin derrière les beaux arrière-plans floutés.
Les conditions de production du film y sont certainement pour quelque chose : on ne s’immisce pas avec une caméra dans un groupe comme PSA si facilement, on imagine que la liberté de circulation dont ont bénéficié les cinéastes s’est payée au prix fort d’un nécessaire consensus. Il est tout de même regrettable dans ces conditions que Luc Joulé et Sébastien Jousse n’aient pas chercher une autre voie pour dépasser la surface d’une jolie histoire dont tout le monde s’accommode à l’arrivée, abîmant le projet prometteur de C’est quoi ce travail ? par un trop grand souci de la bienséance.