Premier long-métrage de l’Anglais Daniel Wolfe (co-écrit avec son frère Matthew), Catch Me Daddy est à la croisée de deux routes régulièrement empruntées par le cinéma indépendant britannique depuis vingt ou trente ans. D’un côté, il exploite les vieilles ficelles so british de l’humour noir, de la défonce et du rock’n’roll, popularisées par Trainspotting (1996). De l’autre, il est nourri par des enjeux communautaires qui travaillent toute une frange du cinéma anglais au moins depuis les années quatre-vingt, par exemple chez Stephen Frears (My Beautitful Laundrette en 1986), Gurinder Chadha (Joue-la comme Beckham en 2002) ou Ken Loach (Just a Kiss en 2004). Ces films, souvent des comédies ou des drames, représentent la difficile intégration des communautés indiennes et pakistanaises dans la société anglaise, en insistant sur la crise des traditions patriarcales et le désir d’émancipation des nouvelles générations. Loin de s’aventurer dans le genre de la comédie, Catch Me Daddy se réapproprie les thèmes évoqués ci-dessus sur le mode du thriller, avec une noirceur adaptée au sujet choisi : les crimes d’honneur. Comme le mélodrame allemand L’Étrangère (2011) de Feo Aladag, Daniel Wolfe démontre avec son premier film la difficulté d’aborder un tel sujet autrement que par des choix narratifs excessifs. Sans tomber dans la surenchère de pathos de L’Étrangère, le cinéaste anglais parvient à trouver sa voie, à tâtons, en se frayant un chemin dans l’obscurité.
Au bout de la nuit
Laila, jeune femme d’origine pakistanaise, s’est enfuie avec son copain Aaron et se cache dans un coin perdu du Yorkskire, dans le nord de l’Angleterre. Le jeune couple est traqué par des chasseurs de prime, à la fois anglais et anglo-pakistanais, engagés par le père de Laila, qui veut faire payer la désobéissance de sa fille en employant des moyens radicaux. Filmé dans les landes mystérieuses du Yorkshire, le pré-générique s’ouvre sur la lecture d’un poème énigmatique de Ted Hughes qui ne trompe pas sur les intentions du cinéaste, en quête de noirceur et de métaphores mystiques. Au lieu de dépeindre la communauté pakistanaise de manière naturaliste, Daniel Wolfe préfère insister sur l’opacité et l’irrationalité des crimes d’honneur qui, loin de représenter une réalité concrète étayée par des statistiques précises, constituent un point aveugle dans les sociétés européennes. Ainsi, plus le film progresse, plus la course poursuite entre les chasseurs de prime et Laila s’obscurcit dans l’épaisseur de la nuit. Avec justesse, le film joue sur les non-dits et déploie des zones d’ombre inquiétantes, éclairées ça et là par quelques lueurs.
Risque d’overdose
La surreprésentation de la drogue et l’atmosphère brumeuse et pénétrante des paysages contribuent à dérégler la mécanique froide du récit. Daniel Wolfe crée un cauchemar collectif, en démultipliant les points de vue grâce à l’usage (parfois abusif) du montage alterné. Toute la matière réaliste, accentuée par le choix d’acteurs non professionnels aux accents très prononcés et par la construction d’une apparente réalité sociale, nourrit paradoxalement l’onirisme du film, très porté sur les sensations visuelles et sonores – en cela, l’influence de Bruno Dumont, reconnue par Daniel Wolfe, est visible. Pour le réalisateur, le danger serait évidemment de tomber dans un système un peu facile, en faisant de la drogue un « truc » scénaristique répétitif, qui à lui seul justifierait la dimension hallucinatoire de sa mise en scène. Effectivement, en insistant un peu lourdement sur l’abus de stupéfiants, Catch Me Daddy frôle l’overdose.
Contrepoints
Néanmoins, de manière très réussie, le film parvient à se dégager des stéréotypes attendus en créant des décalages souvent audacieux dans la caractérisation des personnages, même les plus secondaires. Dans une séquence particulièrement bien menée, Tony, l’un des chasseurs de prime, rend visite à son dealer, un type assez pathétique qui vit seul dans un petit studio anonyme. Sur le mur de la cuisine est accroché un portrait de famille où le dealer apparaît tout sourire avec son ex-femme et ses deux enfants. Par ce simple détail, Daniel Wolfe crée un contrepoint ironique qui nourrit la thématique centrale de son film : l’éclatement des familles et la crise du patriarcat, à l’intérieur et au-delà des communautés. Plutôt que de se focaliser sur la seule communauté pakistanaise, Daniel Wolfe sonde la société britannique dans un ensemble plus vaste, par exemple lorsqu’Aaron interdit Laila de sortir afin de la protéger, comme le feraient les hommes qu’il prétend combattre. En négligeant le contexte religieux, le réalisateur met l’accent sur ce qui l’intéresse vraiment : la rupture douloureuse du lien qui unit un père et son enfant. A la fin, le jeu quasi schizophrène du père de Laila, à la fois monstre cruel et père aimant, dégage un malaise symptomatique du désir du cinéaste d’explorer jusqu’au bout l’irrationalité de son crime. Daniel Wolfe fait naître ainsi une tension et une violence de nature psychologique, alors même que l’arrière-plan psychologique des personnages paraît peu développé. C’est là le tour de force de ce premier long-métrage, aux qualités très prometteuses.