L’hôpital psychiatrique est un lieu souvent considéré comme isolé du reste de la société, une sorte d’enclave dans laquelle les patients sont rendus invisibles au reste du monde, comme effacés. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que bien des documentaristes aient entrepris d’y poser leur regard. Mais en déclarant cela, l’on serait tenté de considérer que l’institution seule est en elle-même le principal objet d’observation. Or il existe toujours une autre question, autrement épineuse : celle de savoir comment filmer ce que l’on désigne comme « la folie ». Dans son ouvrage La Mise en scène de la vie quotidienne, le sociologue Erwin Goffman exposait que la folie ne pouvait s’envisager que relativement à la société qui en définit les termes. En effet le statut de « fou » ne peut résulter que d’un mouvement double : le jugement d’un comportement comme anormal par l’entourage de l’individu, et l’impossibilité de cet individu à le changer. Filmer la folie pourrait donc bien revenir, comme le titre du nouveau film de Joris Lachaise l’évoque si bien, à se demander ce qu’il en reste, une fois que l’on a cerné ses rapports avec les fluctuations de « normalités » très variable d’une culture à l’autre.
Ce qu’il reste de la folie (Grand Prix de la compétition française et Prix Renaud Victor du FIDMarseille en 2014) se déroule en grande partie dans l’hôpital psychiatrique de Thiaroye, proche de Dakar. Joris Lachaise y côtoie patients, personnel et médecins, s’intéressant aux tensions qui se nouent entre l’approche psychiatrique, dite moderne, et les pratiques thérapeutiques autres, relevant par exemple des traditions religieuses. Ce carrefour que constitue l’hôpital se révèle en effet un terrain d’observation privilégié de la porosité des cultures et de leurs approches de la folie. Le médecin, par exemple, se voit bien obligé d’accepter que le milieu culturel du patient puisse être invoqué pour la guérison au même titre que la psychothérapie occidentale, lui qui opposait pourtant auparavant que cette dernière pouvait être une solution commune à tous les patients du monde. D’une tentative de diagnostic à un exorcisme, du regard silencieux d’un patient à une analyse politique des causes de la folie moderne, Joris Lachaise filme ainsi ce qui pourrait bien être vu comme l’un des vestiges les plus évidents de la colonisation.
Ce qu’il reste de Frantz Fanon
Le premier qui fit de la psychiatrie un terrain d’observation politique des traumatismes de la colonisation fut Frantz Fanon, dont Joris Lachaise reconnaît l’influence par ses lectures. Le paradoxe qu’il évoquait pouvait se résumer ainsi : après avoir traumatisé des populations entières, les Européens auraient imposé leurs propres solutions pour les « guérir », aggravant encore les dits traumatismes. Le multiculturalisme que réclamait Fanon aurait demandé, à l’inverse, un processus d’ajustement permanent, contredisant l’idée d’une solution occidentale rationalisée et standardisée, dans la psychiatrie comme ailleurs. D’une certaine manière, Lachaise semble appliquer cette méthode à son film. Se détachant d’un cinéma d’observation ethnographique bien codifié et hérité des sciences sociales, il n’hésite pas à user d’une grande expressivité quand cela lui apparaît nécessaire. Les murs de l’hôpital par exemple, quand ils sont surexposés, peuvent ainsi se transformer en une pure lumière éclatante de laquelle les corps se détachent. En plus de l’isolement du monde des patients, apparaît ainsi l’idée que le monde est lui-même exclu de cet espace. Le réalisateur s’emploie d’ailleurs quand il le peut à réintégrer ce monde, par ses aller-retours entre l’intérieur et l’extérieur. Il n’hésite pas également à user de très gros plans et de contre plongées quand il s’agit de mettre en valeur les gestes, les sons des voix, les postures, et ainsi faire apparaître la dimension symbolique qui les entoure. Soumis à un tel traitement esthétique, des questions se posent alors. Égorger une chèvre et se rincer de son sang, est-ce un acte de folie ? C’est en tous cas certainement ce que bien des colons ont dû penser en assistant à de telles cérémonies pour la première fois. Et qu’en est-il par ailleurs du processus d’exorcisme chrétien ? Que faut-il penser de l’institution même de l’hôpital psychiatrique, où certains patients sont drogués du matin au soir ?
Pour autant Joris Lachaise ne tombe pas non plus dans le piège de la relativisation systématique. En témoigne une scène sidérante, dans laquelle un patient décrit précisément et avec une lucidité sans faille le processus qui l’a conduit au meurtre de sa mère, évoquant tour à tour le déterminisme à l’œuvre et l’inefficacité de la psychiatrie moderne à empêcher le drame. À entendre ce raisonnement, cet homme là ne semble pas fou. Mais il avoue par ailleurs ne ressentir aucune culpabilité, rejetant tout sur son entourage social. Or ne pas se sentir responsable du meurtre de sa propre mère tout en reconnaissant la gratuité de son geste, ne serait-ce pas là le plus grand signe de démence ? La folie pourrait alors également se révéler être une question de morale… Elle est en tous cas basée sur une division, une rupture entre l’individu et la définition du monde qui l’entoure, comme le rappelle un autre patient dans un monologue édifiant – cette même rupture que Ce qu’il reste de la folie cherche à enjamber. Tenter de réellement considérer le rapport au monde d’un « fou » sans se limiter à une observation scientifique, sans le pointer du doigt, ni se complaire dans l’amusement de l’exercice, est en soi un projet extrêmement ambitieux. Et c’est parce qu’il y parvient que Joris Lachaise signe un film remarquable.