Lorsque le cinéma s’attaque à la peinture, cela donne Klimt ou Pollock, biographies plus ou moins autorisées mais ayant toujours plus trait au seul cinéma qu’à l’art pictural. Kurosawa dans Rêves et Watkins dans Edvard Munch avaient été plus loin en tentant de mêler les deux arts. Laurent de Bartillat, avec Ce que mes yeux ont vu, inaugure le polar pictural, en empruntant les mêmes voies que le crétinoïde Da Vinci Code, pour un résultat mille fois plus intéressant.
Alors qu’il était étudiant en histoire de l’art, Laurent de Bartillat avoue avoir été frappé par les similitudes entre l’étude d’un tableau et une enquête criminelle. C’est l’idée qui préside à la genèse de Ce que mes yeux ont vu : considérer un tableau comme porteur d’une énigme. Mais convient-il réellement de la résoudre ?
Lucie, étudiante en histoire de l’art, s’intéresse à une mystérieuse figure des tableaux du peintre Watteau, la « femme de dos », présente sur de nombreuses œuvres, et dans laquelle elle voudrait trouver une histoire d’amour du peintre jusque là inconnue. Le professeur Dussart, son directeur de thèse, tente tout pour la décourager de continuer dans cette voix, mais la rencontre avec le lunaire Vincent, mystérieux artiste de rue sourd-muet, remet de façon inattendue la jeune femme sur les rails de son enquête.
De Bartillat choisit avant tout de mettre l’enquête en scène, bien plus que son aboutissement. Entre Dussart, le vieil homme aux illusions brisées, et Lucie, la passionnée tirant rapidement sur l’obsession, le destin de Watteau et de son histoire d’amour perdue devient plus qu’accessoire. Le film choisit avant tout de mettre en scène la descente aux enfers de ceux qui, en marge de l’art, cherchent à percer ses mystères. Très vite, le film évoque Dino Buzzati, et surtout Jorge Luis Borges, dans l’univers duquel fiction et réalité ne sont pas réellement distinctes l’une de l’autre. L’intervention de Vincent fait basculer le récit : on ne peut réellement croire, en effet, à l’arrivée inopinée de ce personnage sorti de nulle part, tant l’importance des données qu’il offre bien malgré lui à Lucie est considérable. Que penser, dès lors, d’elle, lorsqu’elle aperçoit sur une vieille photo de classe de Vincent un indice crucial, ou lorsqu’elle s’introduit chez lui pour se rendre compte qu’il la suit depuis longtemps, sinon, dans les deux cas, qu’il est la concrétisation de ses désirs, de ses fantasmes, d’une réponse à ses doutes ?
Vincent est un personnage éminemment littéraire, artifice de narration qui fait basculer le film entier dans le royaume d’une mise en abyme borgésienne, mais Ce que mes yeux ont vu n’est pas, pour autant, un film sur-écrit. Au contraire, en historien de l’art, de Bartillat s’attache à composer visuellement son image, tel un tableau classique répondant aux règles de l’équilibre visuel. Sa mise en scène doit beaucoup à une photographie très travaillée de Jean-Marc Selva, et manque peut-être d’une certaine spontanéité. Cela étant, aux commandes d’un premier film, le réalisateur parvient malgré tout à créer une alchimie rare entre un scénario parfaitement littéraire et une image qui, si elle est plutôt sage, convient finalement bien à un récit hybride, inédit, et maîtrisé.
« Le fantastique, disait Borgès, est la forme moderne de l’érudition. » C’est en cela que Ce que mes yeux ont vu appartient au genre fantastique, plus encore que par l’irréalité croissante du récit. Essai érudit sur les séductions vertigineuses de l’étude de l’art, le film se complait dans un jeu de miroir (figure borgésienne, là encore) annoncé déjà par l’affiche, figurant un personnage de Watteau avec l’œil de Sylvie Testud. « L’artiste, c’est celui qui voit tout et que personne ne voit », lance Lucie dans le film. Elle annonce déjà, au début du film, l’étrange et passionnante vacuité de l’étude de l’art, lorsque finalement l’artiste échappe toujours à ses commentateurs. Se pencher trop intensément sur la boîte de Pandore qu’est l’œuvre de l’autre est en soi un acte artistique, qui laisse le chercheur aussi profondément bouleversé que l’artiste lui-même. Finalement, il en va de Ce que mes yeux ont vu comme de la fascinante nouvelle Tlön Uqbar Orbis Tertius de Borges : on ne sait si le récit que l’on vient de voir est réel ou non, et le vertige qui s’empare du cinéphile à la vision du film est un délice rare.