Prix d’interprétation à Cannes pour Benicio Del Toro, récit chevaleresque depuis quelques mois des difficultés de production et de tournage du film de Soderbergh, et, bien sûr, un sujet en or, une figure mythique de Mai 68 reprise aujourd’hui par le NPA… Voici le produit de la somme d’attentes qui débarque sur nos écrans : la fameuse biographie filmée d’Ernesto Guevara, dit le Che, personnification de la guérilla en Amérique latine. Le réalisateur de Traffic ne retire de l’expérience politico-militaire et de l’idéologie guévariste qu’une salve d’aventures proprettes sans réflexion sur ce personnage idolâtré par les jeunesses de la fin du XXe siècle et très controversée chez les historiens. Il réussit donc, en 2008, à faire un biopic qui ressemble parfaitement à un film d’actualités des années 1960, Cinémascope en plus. Chapeau !
Il semble être une bien difficile entreprise aujourd’hui que celle de rendre à l’histoire ce qui lui appartient… Le cinéma, s’il ne se prétend pas historique, n’a aucune vocation naturelle à retranscrire à l’image une réalité du passé. Nous vivons évidemment dans une période où mémoire et histoire se confondent bien souvent, et dans laquelle il devient de plus en plus ardu de penser l’histoire correctement sans avoir à affronter la demande hiérarchisante des mémoires concurrentielles. Il fut un temps où le film historique, sans devenir systématiquement film de propagande, tenait un discours, portait un regard sur son objet : choisir une période particulière, de jolis costumes approuvés par une clique d’historiens, et se plonger pendant deux ans dans un journal intime ou une biographie plus ou moins reconnue ne devraient pas suffire. On ne peut blâmer d’emblée un réalisateur pour le choix d’un événement ou d’une époque qui se prêterait particulièrement aux élans (mélo)dramatiques… Mais à quoi sert de filmer le passé comme le présent, sans recul, sans imagination, sans conscience des trésors, des mensonges, des oublis, des erreurs qu’il recèle ? Visiblement, Steven Soderbergh est fasciné par son héros, et par son acteur (qui est, tiens, tiens, également le producteur du film), peut-être trop pour réaliser un film qui sortirait du cliché « El Che, sauveur de l’humanité, sur un tee-shirt » et ferait état de la complexité du personnage.
Le Che de Soderbergh pourrait assez aisément passer chez Drucker… Au lieu de mettre en scène ce qui a fait la vie de Guevara, id est la lutte armée, de mettre en scène les problèmes que cette méthode pose, et les problèmes qu’engendre la pratique politique consécutive de cette méthode, Soderbergh filme le Che comme un homme hors de tout cadre de débats, de controverses ou même de doutes : c’est un être déterminé, volontaire, humaniste, et, de surcroît, asthmatique, ce qui permettra quelques moments de bravoure. Que ces moments aient existé, personne ne le nie. Que Guevara fût un idéaliste, personne non plus n’en rejette l’idée. Et pourtant, il manque à ce Che une incarnation politique qui sorte du drame pur, de l’adaptation linéaire de journal de bord. Une question s’impose : quel est le sens, la finalité exacte d’un film sur le Che, tourné en 2008 comme si aucune analyse, aucun recul n’était possible depuis le développement du guévarisme ? Qu’a voulu faire Steven Soderbergh ? La fin de la note d’intention du réalisateur s’achève sur une question : « Mais combien sommes-nous à connaître le pourquoi, le comment et les acteurs de la révolution cubaine ?» Soderbergh aurait-il voulu se faire pédagogue ? C’est raté. Tout simplement parce qu’il ne remet jamais en question son personnage et l’histoire qu’il a créée, parce qu’il ne s’intéresse à rien d’autre qu’au « souffle » dramatique de ces derniers. Ce Che est très descriptif, se contentant d’anecdotes, de moments-clés de l’aventure.
La construction même du film montre que son réalisateur n’a jamais eu la moindre intention d’insuffler un brin de pensée à son œuvre : la première partie est centrée sur la révolution cubaine, la deuxième sur la guérilla bolivienne. Comme un tic de guerre froide, les scènes filmées aux États-Unis, en noir et blanc, avant et après le discours du Che à l’ONU dans la première partie, appuient lourdement la comparaison du monde communiste et du monde capitaliste. Deux figures manichéennes apparaissent, sans nuance, sans détail : d’une part, celle de l’humanisme, de la justice, de la représentation des opprimés, celle de la lutte légitime en somme des petits contre les gros ; et de l’autre, celle d’un monde flou parce qu’il est mauvais par principe, truqué, corrompu, et violent. On sait bien que les gouvernements de Batista à Cuba et de Barrientos en Bolivie étaient soutenus économiquement et militairement par l’oncle Sam… On sait aussi bien que Guevara et Castro n’ont pas vécu éternellement l’amitié idyllique que l’on nous donne à voir, ou encore que les tribunaux castristes n’ont pas vraiment été, du coup d’État jusqu’à aujourd’hui, des modèles de justice libre et impartiale… Soderbergh montre l’organisation de la clandestinité et de la guérilla, le développement des violences de chaque côté, mais ne pose jamais la question du sens de cette violence. Et, encore moins, celle de la difficulté d’une violence qui arrive au pouvoir et contre laquelle le peuple se retourne, et qui n’a pu, peu ou prou, transformer l’idée de la révolution en réformisme pacifié.
La fascination pour un révolutionnaire charismatique, à la démarche et à la personnalité pataude et indépendante, ne fait pas un film : Che est clairement une hagiographie sans retenue, sans conscience, à l’image de la mise en scène de la mort du Che : dans un halo de lumière divine ‑la même qui a probablement caché les erreurs de Guevara‑, la bête vide meurt comme elle était née. Benicio Del Toro est, certes, toujours juste, mais il n’est pas très méritant : son personnage est entouré de tant de certitudes et d’éloges visuels qu’il lui suffit bien souvent de mimer la crise d’asthme, de fumer un gros cigare cubain et de donner quelques ordres à ses « frères » pour donner le change. Ce calme apparent, dépolitisé est à la mode : W. évacuait il y a quelques mois la question de la responsabilité politique. Même dans les scènes de guerre civile, le calme d’une histoire aplanie de ses débats, de ses problèmes, donc de sa principale substance, résiste aux sirènes de la réflexion. Cette belle technique, paradoxalement, sonne la victoire d’une industrie hollywoodienne qui s’amuse à taquiner Clio pour l’affadir, bien plus que celle de l’immortalité d’une figure trop blanche, trop propre pour être bien honnête. Che, conçu comme un hommage à un homme et à une lutte, est en fait un pur produit à l’esthétique vide ‑ou emplie de la puissance de ces méchants États-Unis que Soderbergh égratigne si mollement et bêtement‑, un produit que l’on consomme comme un roman photo, un best of Che Guevara, qui ravira donc les amateurs de péripéties et de larmes, mais désespérera les défenseurs d’un cinéma qui a d’autres vocations que celle de ressasser les légendes sans les regarder en face, sans en déstabiliser le rôle anti-historique au possible.