Après le remarqué Man Push Cart en 2005, Ramin Bahrani revient avec un autre récit tournant autour de la question de la survie et de la dignité d’un damné de l’opulente grosse pomme. Dans une immense décharge du quartier du Queens, Alejandro, à peine adolescent, s’échine à s’inventer un futur. L’équilibre entre fiction et effet de réel n’est pas sans paraître parfois artificiel, mais le film est mené avec sincérité et une belle sensibilité.
Chop Shop trouve son origine lorsque le réalisateur découvre le « Triangle de Fer », immense espace connu sous le nom de Willet’s Point dans le Queens à New York. S’y côtoient routes défoncées, réparateurs automobiles, échoppes de pièces détachées, décharges et terrains vagues. Ici on est américain quelque chose, latino, afro, quand ce n’est pas sans-papiers ou clandestin. C’est le royaume de la débrouille, de la magouille aussi, on vient y glaner quelques dollars pour subvenir. Ce lieu est à la fois un argument et une pesanteur pour le film. L’exploitation visuelle qu’en fait Ramin Bahrani s’avère concluante ; tout en restant sobre, il le rend saisissant et spectaculaire. Mais la pesanteur vient du fait que l’on a souvent le sentiment trop net qu’une fiction a été plaquée ici, un peu artificiellement. L’extraordinaire « Triangle de Fer » mérit(er)ait peut-être un documentaire, tant on sent de la part du lieu et des êtres une épaisseur potentielle que le film peine à transmettre et atteindre.
Mais il s’agit donc une fiction inscrite en ce lieu, et elle présente bien des qualités. Alejandro (Alejandro Polanco), orphelin à peine sorti de l’enfance, fait partie de ces mômes qui vivent et travaillent à Willet’s Point. La première scène marque son intrusion dans le monde du travail des adultes. Un pick-up vient ramasser des journaliers, il est éconduit. Mais le garçon saute à l’arrière du véhicule et devient ainsi un passager clandestin dans un âge qui n’est pas le sien. Il devra en faire la rude expérience. Il devient l’employé de Rob (Rob Sowulski, lui-même détenteur d’un garage depuis 20 ans dans le « Triangle de Fer ») et loge, avec sa grande sœur, dans une mezzanine au fond de l’enseigne. C’est dire s’il fait corps avec son job. Dans cette pièce, une fenêtre par laquelle il regarde souvent. Qu’y voit-on ? Le monde ? Non, pas plus que l’extérieur : le garage, comme pour signaler un avenir bouché. D’une manière générale, le dispositif de mise en scène s’avère simple et plutôt efficace. Il consiste à épouser les multiples déplacements d’Alejandro, en ne rechignant pas sur le gros plan. Et lorsqu’il n’est pas dans le plan, ce qui est rare, c’est souvent pour épouser son regard. À signaler que le jeune acteur s’avère talentueux, passant avec aisance de l’attitude enfantine à la dureté virile, et inversement.
Chop Shop (argot signifiant le fait de démonter des voitures volées pour les revendre en pièces détachées) est l’histoire d’une quête simple pour Alejandro. Amasser de l’argent pour s’assurer, à lui et sa sœur Isamar (Isamar Gonzales), un avenir résidant en l’achat d’un camion pour monter une petite entreprise de restauration. Peu gâté par l’existence, il s’agit aussi d’une quête de normalité et de vivre, si on peut dire, comme une « vraie » famille. Alors Alejandro s’échine, s’agite, se multiplie, les dollars commencent à remplir une boîte en fer, un pactole dont la sécurité est toute relative, c’est un des artifices du scénario afin d’instiller une tension, pas le meilleur car plutôt attendu. La relation qu’il entretient à sa sœur Isamar s’avère plus intéressante. Notamment du fait qu’elle contient une dimension amoureuse complexe et qu’elle est construite sur la contradiction entre confiance et trahison. Mais aussi se pose la problématique de la coordination des aspirations entre les deux êtres. L’un entre dans l’adolescence pendant que l’autre en sort. La jeune fille est en effet dominée par les désirs d’une jeune femme sur lesquels se greffe l’aliénation liée à la pauvreté, avec la prostitution comme corollaire. La blessure ne sera que plus profonde pour Alejandro. Même si Chop Shop s’avère un peu convenu, il s’agit d’une variation touchante et sincère sur le rude combat que la pauvreté et l’injustice imposent à des êtres qui doivent mener un véritable combat pour conserver une dignité.