La prise et le martyre de la capitale chinoise Nanjing (Nankin) par l’armée japonaise au cours de l’hiver 1937 – 38 sont devenus le symbole de l’extrémisme impérialiste, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, d’un Empire du Soleil Levant qui reste aujourd’hui encore la bête noire historique d’une bonne partie de l’Asie. Le traumatisme des sévices infligés aux victimes — exécutions de masse, tortures, viols organisés de femmes et d’enfants, le tout sous le regard impuissant de quelques observateurs occidentaux — est pour beaucoup dans la timidité des arts, a fortiori des artistes asiatiques, à traiter de ces événements. Ainsi, le cinéma, de Chine ou d’ailleurs, aura attendu les années 1990 pour se décider à l’évoquer. Cofinancé par la société China Film Group familière des productions exportables tout en restant bien alignée sur la politique officielle, le film de Lu Chuan entend accomplir un devoir de mémoire de cet épisode guerrier des plus sinistres en s’adressant aux sensibilités du public chinois autant qu’international.
Lu Chuan, dont c’est le troisième long métrage, ne s’est jamais vraiment distingué par la fermeté de ses partis pris artistiques ou politiques. The Missing Gun, de 2002, est une comédie noire policière à petit budget sans grand intérêt, au postulat de départ déjà emprunté avant lui à Chien enragé de Kurosawa (un policier cherche l’arme de service qu’on lui a dérobée). De façon plus flagrante, Kekexili, la patrouille sauvage, réalisé en 2004, pratique un grand écart assez troublant. Sous le prétexte d’un film d’aventures d’inspiration documentaire, se déroulant dans les montagnes du Tibet, destiné à attirer l’attention sur l’imminente disparition des antilopes de la région victimes du braconnage, Lu y met en avant la collaboration quasi fraternelle entre un journaliste venu de Pékin et les autochtones qui accueillent son aide à bras ouverts, dans le but très citoyen d’alerter le gouvernement central sur ce fléau. De la politique de l’État chinois dans cette « région autonome » de la République Populaire, il n’y est jamais fait mention ne fût-ce qu’un instant. Étrange exercice d’équilibriste, où l’auteur s’autorise — et a certainement été autorisé par les censeurs, dans les limites de leur conception de l’acceptable — à exposer un peu de culture tibétaine authentique, tout en occultant soigneusement qu’au même moment, cette culture est en voie de disparition suite aux efforts de colonisation par le pouvoir central. Un accommodement qui ne dissipe guère le doute sur la sincérité et la personnalité d’une démarche de réalisateur s’apparentant à l’attitude de l’élève appliqué, se cherchant des sujets sans trop y croire, dans le but de faire montre de sa compétence technique et d’une relative ouverture au réel et au monde.
La peur de l’affrontement
Un peu plus démonstratif encore (« grand sujet » et moyens supérieurs obligent), City of Life and Death se cherche lui aussi une posture permettant de ménager la chèvre et le chou, de contenter le devoir de mémoire endolori et accroché à son identité du public chinois, voire asiatique, tout en satisfaisant le regard de spectateur plus distant mais intéressé, ne fût-ce que par le spectacle de la violence, du reste du monde. Sa peinture du massacre de Nankin est somme toute exhaustive : il n’oublie rien, ni les combats de rue, ni les exécutions de foules entières à la mitrailleuse lourde, ni les humiliations, ni les infâmes « bordels de campagne » où des femmes et des filles locales furent réduites en esclavage sexuel, ni les actions salvatrices de quelques Occidentaux sur place privés du soutien de leurs gouvernements… Il adopte même un parti pris esthétique marqué, filmant en noir et blanc et parfois à l’épaule pour souligner la crudité de la guerre (pas très original : Jiang Wen l’a déjà adopté dans ses Démons à ma porte en 2000, touchant lui aussi, étrange coïncidence, à l’invasion de la Chine par le Japon). Cependant, malgré son souci du détail et ses formalismes, le film de Lu montre à chaque scène comment il biaise son approche des événements, non suivant une vision personnelle de cinéaste, mais en fonction des publics auxquels il s’adresse et qu’il cherche à convaincre de la justesse de sa démarche. Ainsi, tout en évoquant les souffrances atroces de la population chinoise, met-il soigneusement en avant, par quelques moments d’emphase de découpage et de musique, le sens du devoir et du sacrifice des victimes et ceux qui travaillent à les sauver — quitte à mettre souvent à distance, hors champ ou dans des plans à la dérobée, l’extrême violence qu’elles subissent (le noir et blanc s’avère ici bien utile : il filtre la crudité de la couleur du sang). D’où une dommageable discrimination de traitement : ces gens souffrent, certes, mais la mise en scène ne les fait exister que lorsqu’ils répondent au fantasme d’héroïsme attendu — en dehors de ça, ils restent de la chair à canon, à viol etc. D’un autre côté, refusant le manichéisme habituellement en vigueur sur le sujet et qui pourrait le faire passer comme un exécutant servile de la propagande, il met en scène du côté japonais le cliché éculé du jeune soldat perdant sa virginité et son innocence en temps de guerre, affectant par ce biais de signifier — comme si un cliché y pouvait grand-chose — que les Nippons étaient au fond des êtres humains au lieu d’horribles monstres voués seulement à la barbarie. La fin du film, d’ailleurs, réunit ces deux visions condescendantes de manière bien douteuse : tandis que le jeune Japonais désabusé se fait sauter la cervelle, deux Chinois rescapés retrouvent le goût de vivre, métaphorisant que leur peuple, quelque part, aura survécu à ses agresseurs et triomphé d’eux…
D’une manière générale, le noir et blanc esthétisant ne masque jamais le manque cruel de regard personnel, sincère et pertinent de Lu Chuan sur ce qu’il filme — ni surtout l’emprise sur son travail de la nécessite conjointe de flatter une certaine opinion publique d’une part, de donner à d’autres des gages de relative indépendance et d’ouverture pour être crédible d’autre part. Le réalisateur-scénariste réduit son investissement artistique à quelques recettes d’écriture et de forme qu’il juge adéquats pour accomplir correctement sa tâche — reconstituer la violence et la destruction, honorer les victimes et ceux qui leur viennent en aide, concéder aux bourreaux le statut d’êtres humains que certains leur refusent. Et il borne son point de vue à des lieux communs propres à ne pas rebuter ses spectateurs par trop de radicalité. Ce recours à des calculs et des procédés plutôt usés a un effet des plus redoutables : à force de se raccrocher à des figures conventionnelles propres à amortir le choc de son sujet, le film, reconstitution d’un épisode d’une guerre sale parmi les guerres sales (pléonasme), évite finalement de regarder en face le thème qui sous-tend ce sujet-là et qui lui tend ostensiblement les bras — la guerre. La paradoxe est cruel. Lu a sous la main, en guise de matériau de cinéma, un des événements historiques qui synthétisent le plus largement — et aux yeux du monde — toute l’horreur insondable des actes de guerre, de toutes les guerres, et de ce qu’ils font remonter de pulsions inavouables de la nature humaine : tout ce qu’on qualifie trop facilement de « monstrueux », que même la prétendue innocence d’un jeune soldat de cliché ne saurait masquer, que même les plus beaux actes d’abnégation ne sauraient faire disparaître. Et au lieu de s’emparer de cette opportunité, offerte par l’extrémité spécifique de l’événement, d’affronter cette question dans toute sa terrible crudité, il s’ingénie à ramener son récit autour des pôles conventionnels et artificiels des représentations les plus lénifiantes de la guerre, celles où on préfère croire que la pire violence ne peut être qu’inhumaine et où l’humanité se définit par ses gens de bien. City of Life and Death s’avançait avec l’air de vouloir réveiller les mémoires et les consciences ; mais il revient à les endormir, en ne faisant que caresser les idées préconçues.