Sorti la semaine dernière et fraîchement accueilli, à quelques exceptions près, par la critique française, le nouveau film de Jonathan Mostow divise la rédaction de Critikat. Entre Sébastien Chapuys qui hurle avec les loups contre cette production Disney et qui considère que Bruce Willis est désormais un peu trop usé pour continuer à sauver le monde, et Benoît Smith qui défend une œuvre dont l’apparent classicisme servirait une vision subtilement humaniste, le débat fait rage (sans que personne, qu’on se rassure, n’en soit encore venu aux mains). Nous vous proposons donc leurs deux points de vue et vous chargeons, en votre âme et conscience, de les départager…
[CONTRE] Clonerie (par Sébastien Chapuys)
Difficile de réaliser un film d’anticipation digne de ce nom quand on est produit par Disney. Clones tente vaillamment de concilier les impératifs commerciaux de la firme (rassembler un public familial et remplir les caisses) et les exigences du genre (proposer une vision du futur à la fois sombre et cohérente). C’était perdu d’avance, et le film ne pouvait qu’échouer sur les deux tableaux, décevant autant les attentes financières de Disney que les espoirs des amateurs de science-fiction. Dommage, car l’idée de départ ouvrait sur des perspectives passionnantes.
Dans un futur proche, les hommes et les femmes du monde entier se sont volontairement cloîtrés dans leurs maisons et leurs appartements. Ils n’en sortent qu’en se connectant à des robots plus beaux et plus résistants qu’eux, et en les faisant vaquer, parler et ressentir à leur place. Grâce à ces « clones », enveloppes infiniment remplaçables, la criminalité a totalement disparu… jusqu’au jour où un attentat cause à la fois la destruction d’un robot et la mort à distance de son « opérateur ». L’enquête de deux agents du FBI les amène dans la Réserve de Boston, où sont parqués tous les humains qui refusent de vivre par procuration.
Comme tout film d’anticipation qui se respecte, Clones aurait pu nous raconter le temps présent en faisant mine d’anticiper le futur. Cette énième adaptation d’un comics semblait permettre rien moins qu’une réflexion sur l’obsession de la jeunesse et du paraître, sur les dangers du virtuel et sur le fantasme du « risque zéro ». Des sujets brûlants, à l’heure où la publicité et le cinéma imposent les canons d’une beauté de plus en plus artificielle et aseptisée, où les libertés individuelles sont grignotées petit à petit au nom d’une « sécurité » infantilisante, et où l’ensemble des relations sociales (jusqu’aux rencontres amoureuses) passent désormais par le biais d’Internet.
Pour que ces promesses soient tenues, il fallait un cinéaste ambitieux doté d’une marge de manœuvre conséquente. Hélas, en faisant appel à Jonathan Mostow, réalisateur chevronné de films d’action efficaces mais sans personnalité (U‑571, Terminator 3 : le soulèvement des machines…), les studios Disney ont fait le choix d’une prise de risque minimum… qui s’est finalement retournée contre eux. Les premiers résultats de Clones aux États-Unis sont très moyens ; ils parachèvent une année médiocre pour la firme et la plupart des grands studios hollywoodiens, et confirment que même quand il retrouve les cheveux de ses vingt ans, Bruce Willis, star vieillissante et surpayée (le moindre de ses cachets dépasse les vingt millions de dollars), ne parvient plus à assurer le succès commercial d’un film. Ici, singulièrement crispé, l’acteur fait le clone, et reproduit une fois de plus — de trop ? — le personnage qui a fait sa gloire : flic has been que les circonstances amènent à se dépasser et, in fine, à sauver le monde.
Clones ne dure que quatre-vingt-cinq minutes : l’équivalent d’un court métrage selon les critères hollywoodiens actuels. Ce pourrait être un atout, si la matière du film n’était si dense et ses rebondissements si nombreux. Cette durée trop brève se paie donc, par l’accumulation d’invraisemblances, de concours de circonstances trop heureux et de clichés risibles (le compte à rebours qui, bien sûr, s’arrête à une seconde de l’échéance fatale…) Des questions fondamentales sur la notion-même d’identité ne sont posées qu’en contrebande, à travers quelques fugitives touches d’humour : un Noir sculptural est « piloté » par un vieux Blanc déplumé, et une belle blonde par un homme obèse, à l’insu de ses partenaires sexuels… En dehors de ces rares clins d’yeux, les pistes de réflexion ouvertes par le scénario sont systématiquement délaissées au profit des seules scènes d’action, assez illisibles au demeurant. En se concentrant sur une série de courses-poursuites rythmées par une musique passe-partout et sans originalité, le film sacrifie la description de son univers futuriste, vite expédiée. Il n’est qu’à voir la reconstitution très « série B » de la Réserve : la comparaison avec le ghetto terrifiant des Fils de l’Homme, qui reste le grand film d’anticipation des années 2000, est écrasante, et permet de mesurer ce qui sépare un tâcheron servile d’un metteur en scène doté d’une réelle vision du monde.
En plus de ses nombreuses insuffisances, le film est parasité par des sous-intrigues familiales sans intérêt (le deuil d’un fils, la crise d’un couple) qui non seulement le surchargent en pathos mais l’amènent à esquiver toutes les questions qui fâchent. En effet, en réduisant un enjeu de civilisation écrasant à de banals problèmes personnels (Bruce parviendra-t-il à reconquérir sa femme ?), les auteurs s’arrangent pour brouiller leur message. Au fond, le film condamne-t-il la vie par substitution, ou bien ceux qui s’attaquent au « progrès » et qui sont présentés comme des rétrogrades patibulaires et de dangereux illuminés ? Une fin ouverte et faussement audacieuse laisse la question en suspens : jusqu’au bout, le film n’aura pas choisi son camp, et restera, ici aussi, le cul entre deux chaises. Mais au fond, était-il raisonnable d’attendre plus de courage de la part de Disney ?
[POUR] Un petit quelque chose d’irremplaçable (par Benoît Smith)
« Ne jamais laisser l’Histoire se mettre en travers d’une bonne histoire », dit grosso modo le vieil adage hollywoodien qui régit notamment les biopics et autres films à base historique. Pour le futur, c’est un peu la même chose. En dehors de quelques exceptions vraiment ambitieuses dont on se contentera de citer l’immanquable Blade Runner, les films d’anticipation américains, plus ou moins bien appuyés sur des projections dans l’avenir de nos sociétés modernes, suscitent rarement d’autres attentes que celles d’un spectacle calibré, animé par les rebondissements et le suspense dans un contexte futuriste prétexte à une direction artistique des plus inventives (architecture, effets spéciaux, etc.). Les questions morales soulevées par le progrès — souvent technologique — qui a conduit aux sociétés évoluées mises en scène y sont pratiquement posées et résolues à l’avance : elles sont surtout là, au fond, pour animer le scénario et les personnages, et il est rare que le contraire (le débat serait la véritable finalité du film) se produise.
La plupart des films de ce genre pointent la responsabilité d’un acteur « au-dessus » de la population, un pouvoir (scientifiques, grandes compagnies, gouvernements), dans l’évolution sociale discutable mise au centre de l’intrigue. Sur ce point, la question qui sous-tend Surrogates se détache un peu du lot, en ce que le film exploite l’aboutissement imaginaire d’un phénomène qui dépasse la simple actualité immédiate et qui concerne directement l’individu : sa capacité à s’assumer, dans son corps et son esprit, à prendre ses responsabilités dans la société. Dans le proche futur imaginé ici, un grand nombre d’habitants soucieux de leur sécurité restent cloîtrés chez eux et envoient des robots vivre leur vie à leur place à l’extérieur, remplaçants cybernétiques généralement modelés selon l’apparence physique impeccable dont leurs propriétaires rêveraient pour eux-mêmes. C’est très pratique pour créer des super-flics et faire chuter les statistiques des crimes et délits (les films d’anticipation récents se nourrissent évidemment beaucoup de ce fantasme sécuritaire, de Robocop à Minority Report), mais aussi pour draguer en gardant ses complexes à la maison.
Si le thème en toile de fond promet une certaine profondeur, Surrogates ne cherche pas a priori à élever le débat en germe. En fait, il surprend même en alignant dans son seul générique tous les clichés sur-usés du genre : en premier lieu, ce progrès technologique forcément contestable et contesté par une poignée de résistants, lesquels vivent en marge de la mégalopole, tenants d’une contre-culture rappelant les années Vietnam et dirigés par un illuminé rasta qui aurait aussi bien sa place dans un de ces films d’action futuriste bourrine où on pouvait croiser Sylvester Stallone dans les années 1980 – 90. De fait, le film — qui, ayant d’emblée confirmé les attentes les plus conventionnelles, semble déjà se préparer à nous livrer d’autres choses moins rebattues — apparaît comme étrangement anachronique. Dans son genre, les enjeux qu’il exhibe ne respirent pas la nouveauté, et l’archétype de héros familier depuis plus de vingt ans et qui risque de rendre l’ensemble encore plus inoffensif se profile déjà (Bruce Willis en flic essoré par la vie et appelé à reprendre du poil de bête pour sauver le monde). Mais ce qui frappe, c’est son exécution décidément low-tech qui, à l’exploitation du contexte futuriste au travers de l’image, des décors et des accessoires, préfère délivrer des scènes d’action musclées et des scènes intimistes classiques qui pourraient aussi bien être contemporaines. On se souvient : ce n’est pas la première fois qu’un certain Jonathan Mostow nous fait ce coup-là. Dans son film de sous-marin U‑571 et surtout dans un Terminator 3 pas très estimé — un peu à tort — pour cette raison, le même réalisateur délaissait quelque peu les paramètres techniques et les circonvolutions scénaristiques qui lui étaient offertes pour concentrer le gros de son savoir-faire sur l’action carrée et sans fioritures. Mostow se montre un cinéaste résolument classique, pas du genre à ruer bruyamment dans les brancards ni à balancer des propositions de cinéma, mais un artisan qui croit aux vertus d’une simplicité de filmage peu réceptive aux modes pour atteindre ce qu’il considère comme essentiel, quitte à déjouer certaines attentes.
Ici, en l’occurrence, la modestie de sa mise en scène refusant de signifier un quelconque point de vue révèle inopinément une approche de cinéaste certes pas vraiment radical dans ses choix, mais au moins un peu concerné par son sujet et notamment par le versant humain de celui-ci. Il est vrai que le scénario l’y aide un peu dans sa structure, commençant par présenter les surrogates maîtres du terrain et en pleine action (comme ces agents du FBI enquêtant sur le genre d’incident qu’on avait fini par oublier : un meurtre), pour les faire devenir peu à peu des entités inquiétantes voire instables tandis que leurs « pilotes » humains auparavant démissionnaires prennent le devant de la scène. Ce principe de scénario fait une victime collatérale inopinée : l’archétype de sauveur du monde de Willis, qui voit ses caractéristiques réparties entre son substitut qui prédomine au début (gagnant la foi justicière et les prouesses physiques du super-flic) et son vrai corps qui se réveille à la fin (gardant l’âge, l’usure et la désillusion, contraint de lutter avec ses moyens limités, jusqu’à user d’autres substituts que le sien, d’autres apparences). Le Willis de Surrogates, c’est un peu celui du petit polar 16 blocs de Richard Donner, mais coupé en deux, dont c’est la moitié la moins favorisée qui doit se battre pour sa survie. Ce changement de rapport entre robots et hommes, Mostow le met en scène avec le savoir-faire habile mais sans génie qu’on attend de lui, mais aussi avec un regard persistant en direction de l’humain qui donne à sa manière une réponse aux questions agitées dans le bruyant générique (et qui montre une plus grande implication de metteur en scène que chez le yes-man moyen). Ainsi, au fil du film, tend-il de plus en plus à conclure des scènes incluant des robots par des apparitions des humains « camouflés » derrière, dans leurs réactions les plus intimes. Mostow continue de maintenir à distance l’attrait du technologique, et choisit ici, en quelque sorte, son camp de manière volontaire, pas seulement parce qu’une quelconque convention l’exige.
Ce point de vue humaniste discret, mais pas effacé, se moulant comme une caméléon dans une facture d’apparence anonyme, se surprend même à déjouer de l’intérieur la menace du formatage idéologique hollywoodien, en une scène de happy-end à la forme des plus classiques, mais dont l’impact nous prend par surprise. Le flic usé mais pas fini s’est réconcilié (comme si souvent dans la filmographie de Willis) avec son épouse, un plan embrasse leurs deux visages en vis-à-vis portant les regards de ceux qui reconsidèrent l’avenir en commun. Émotion fabriquée, cliché lénifiant voire conservateur ? Ç’aurait pu, mais voilà : les visages portent bien en évidence d’imparables stigmates d’une existence qui n’a pas toujours été aussi vide (image pas vraiment « disneyenne », sur ce coup-là), et plus que de l’amour retrouvé pour l’énième fois dans un cinéma hollywoodien voulant rassurer à tout prix, ce plan qui ne payait pas de mine assure la primauté de l’imperfection et du passage du temps — de l’humanité, finalement — enfin assumés et endossés pour l’avenir. Oubliés, les cyborgs et les questions de société un brin pontifiantes : l’essentiel du discours de Surrogates, modeste et précieux à la fois, pourrait tenir là-dedans. Et c’est ainsi que, même en ces temps de frilosité de forme et de fond qui tend à engourdir les grosses productions, il n’est pas encore interdit d’être — au moins un peu — surpris.