Auteur populaire très injustement ignoré du grand public, Paul Vecchiali continue pourtant de faire des films avec les modestes moyens qui lui sont désormais octroyés. En témoignent les sorties d’À vot’bon coeur (2004) ou du récent Nuits blanches sur la jetée, preuves intangibles que l’admirable énergie de Vecchiali tient d’un désir viscéral de retrouver ses acteurs et de faire des films avec eux, envers et contre tout. La pureté de cet engagement était déjà à l’œuvre dans ses longs-métrages un peu plus connus des années 1970 et 1980, de nouveau visibles en salles en version remasterisée grâce au distributeur Shellac dont on ne peut que saluer l’initiative. Parce que le cinéma-là autorise à croire aux petits miracles, on peut espérer que cette nouvelle visibilité sera l’occasion de démontrer au grand public qu’il a eu tort d’ignorer jusqu’ici le travail de Vecchiali, aussi rigoureux et généreux dans ses choix de mise en scène que l’était le grand Jean Grémillon dont il est encore aujourd’hui l’un des plus dignes héritiers. Corps à cœur, sorti en 1979 sur les écrans français, est probablement le film de Vecchiali (avec En haut des marches de 1982 dont la reprise est prévue en juillet prochain) qui articule le plus superbement la question du désir et de la mémoire autour d’un présent qui se dérobe sans cesse pour laisser apparaître le masque de la mort.
Gueule d’amour
Au commencement, il y a donc Pierre, dit Pierrot. Garagiste de profession, la trentaine assurée et séduisante, l’homme entraperçoit un jour à l’église le visage de Jeanne-Michèle, pharmacienne, la cinquantaine encore rayonnante. Il est subjugué par sa beauté mélancolique à peine fanée. Elle ne devine pas un instant qu’elle est quelque part l’objet de toutes les attentions. Rien ne semble a priori prédestiner un rapprochement entre le jeune prolétaire et la bourgeoise établie, si ce n’est cette musique élégiaque autour de laquelle Vecchiali construit par un savant jeu de montage et de champs/contrechamps un lien sensuel qui scelle la nécessité de cette rencontre. Cette première image de la femme désirée ne cessera d’ailleurs jamais de cristalliser le désir de Pierrot, revenant comme un inlassable leitmotiv. Il faut dire qu’en dépit du charme que le jeune homme exerce sur les femmes de son entourage – et que ne cesse de lui rappeler la jeune Melinda, prête à l’attendre le temps qu’il faudra –, les obstacles sont nombreux avant que l’expression orale du désir ne conduise à l’abandon des corps. Au-delà d’une différence sociale (ce qui vaudra à Jeanne-Michèle de confesser qu’elle use et abuse d’un « langage de classe » lors du premier rendez-vous galant) que Vecchiali lie avec l’exercice d’un travail, les personnages jouent continuellement sur les mots et leur sens porté pour mieux dissimuler la vérité de leurs sentiments. Ainsi préfère-t-on comprendre « je vous aide » au lieu de « je vous aime » ou souligne-t-on la différence de statut affectif entre « une femme » ou « une petite femme ».
Et pourtant, derrière ces mots en trompe‑l’œil se devine la désarmante sincérité d’un amour fou. Si un petit mensonge permet de provoquer artificiellement une rencontre (Pierrot se faisant passer pour souffrant dans l’espoir d’obtenir un tête-à-tête avec la pharmacienne), les personnages trouvent leur vérité dans cette mise à l’épreuve d’eux-mêmes. Pour tenter de séduire l’autre, on peut même jusqu’à perdre connaissance sur la voie publique. Face aux refus répétés de Jeanne-Michèle (« vous perdez votre temps » clame-t-elle en permanence), Pierrot exprime un sentiment qui ne trouve pas de meilleure vérité que dans cette formule empruntée aux plus banales histoires d’amour : « je vous aime ». Si la femme s’étonne de l’incongruité de cette déclaration en répondant « qu’est-ce que c’est que cette histoire ?», c’est qu’elle refuse de croire à l’évidence de ce sentiment amoureux, convaincue qu’une telle phrase ne peut que trahir les piètres performances d’acteur de l’homme qui la courtise. Malgré cet échec, Pierrot continue de vivre tant bien que mal : certes, ils fréquente d’autres femmes mais ne parvient plus à assurer son travail au garage. Son agressivité inédite à l’égard de ses collègues et de son associé trahit en fait un désespoir profond : s’il ne parvient pas à séduire cette femme qu’il aime, c’est peut-être tout simplement parce qu’ils ne viennent pas du même monde. L’inscription sociale devient donc une asphyxiante prison.
L’amour d’une femme
La construction du récit n’obéit alors à aucune règle de progression narrative classique. Comme s’ils se mettaient en vacances de leurs propres désirs, Pierrot et Jeanne-Michèle ne se voient plus pendant un certain temps. Alors qu’elle occupait régulièrement le centre du plan, la femme est du coup reléguée au hors-champ au bout d’une heure, comme si la mise en scène s’adossait au besoin de Pierrot de la tenir à distance de ses pensées. Sa réapparition incongrue ne se justifie que par la mise en place d’un pacte qui autorise un exil salvateur, loin du quotidien et du travail. Vecchiali filme, sans détour et avec une certaine crudité, les corps et l’étreinte dans des scènes qui ne relèvent jamais du passage obligé. Si le montage est parfois heurté, pour mieux souligner le caractère éphémère de ce bonheur condamné, les raccords dans le plan construisent aussi une continuité factice, comme dans cette incroyable scène où Jeanne-Michèle raconte d’une traite son histoire alors que ses changements de tenues et la variété des paysages trahissent une autre dimension spatio-temporelle.
Au-delà de son indéniable maîtrise formelle, ce qui bouleverse le plus dans Corps à cœur tient probablement à cette manière dont la caméra de Paul Vecchiali épouse avec une empathie jamais affectée la fragilité de ses personnages. On pense bien entendu à cette flamboyante déclaration d’amour sur la plage où les mots parviennent à panser le temps de quelques précieuses secondes toutes les blessures d’une vie entière. On pense aussi à cet autre instant où un jeu de Colin-maillard fait ressurgir une terreur de la mort tapie au fond de soi. Le cinéma de Vecchiali est constamment nourri par cette inquiétude de la fin précipitée, du désir qui se conjugue avec la disparition. Corps à cœur, plus que n’importe quel autre film, porte en lui un beau paradoxe, une sorte de douleur lumineuse ou d’espoir mélancolique qui rappelle les plus beaux films de Douglas Sirk (Écrit sur du vent, Le Temps d’aimer et le temps de mourir). C’est dire s’il faut aujourd’hui courir dans les salles pour (re)découvrir ce cinéma aussi intime et précieux que pourrait l’être une partie de nous-mêmes.