En 1962, avec Le Couteau dans l’eau, Roman Polanski réalise son premier long métrage. L’accueil fait au film aux États-Unis et sa nomination aux Oscars du meilleur film étranger le propulse sur le devant de la scène. En 1964 il reçoit l’Ours d’argent avec Répulsion puis, en 1966, l’Ours d’or pour Cul-de-sac. Si la réputation de Répulsion n’est plus à faire, les deux autres films, sans être jamais passé aux oubliettes, restent insuffisamment connus. Leur ressortie permet de témoigner, s’il en était besoin, de la variété de la palette du réalisateur. Le Couteau dans l’eau, surtout, rappelle avec quelle maîtrise et élégance formelle il entre dans le cinéma, et renforce ce sentiment que l’on a parfois – aussi vain et péremptoire que puisse paraître ce jugement – d’être face à un réalisateur en dessous de ce qu’il peut.
Produire un maximum d’effets avec un minimum de moyens ; ne pas introduire plus de matière qu’il n’est nécessaire. C’est le « rasoir d’Ockham » : ne pas multiplier les entités, les hypothèses, quand l’on peut s’en passer. Ce principe de la proportion entre les moyens et les effets, qui n’est pas nécessairement minimalisme, est vraisemblablement suivi par tous les grands artistes ; de là le sentiment de nécessité que nous éprouvons devant leurs œuvres. Il paraît même l’être par la nature : la lumière se déplace en ligne droite. Cette prescription est d’autant plus nécessaire que l’on débute dans une activité dont on ne maîtrise peut-être pas tout à fait les moyens. La tentation est grande alors de (se) faire illusion par une matière abondante, mais dont les effets ont toute chance de se perdre dans le vide. Fellini ne commence pas par Huit et demi ni Tarkovski par Nostalghia. Polanski, toutes proportions gardées, ne réalise pas d’abord Tess ou Chinatown, mais Le Couteau dans l’eau. Il fourbit ses armes, tout en réalisant un de ses meilleurs films.
De ce premier long métrage, l’on peut dire : « rien de trop ». Une voiture, un bateau, une voiture ; un couple, un trio, un couple. Économie des décors, économie des personnages, économie de la parole. Il n’y a pas besoin, il ne faut pas en faire trop lorsque l’on se confronte à l’un de ces invariants anthropologiques avec lesquels sont faites, depuis Œdipe roi ou l’assassinat d’Abel par Caïn, les histoires les plus puissantes. Le Couteau dans l’eau c’est la mise en scène de ce que l’on a parfois appelé la « rivalité mimétique » : je désire parce que tu désires, tu désires d’autant plus, nous devenons rivaux et bientôt ennemis – rare est l’objet désiré qui se donne à l’un comme à l’autre. Ici, ce sont deux hommes et une femme sur un bateau. L’accroissement de la tension et bientôt de la haine s’accompagne d’un processus, paradoxal seulement en apparence, d’imitation et d’identification : il s’agit pour l’un de barrer le voilier comme l’autre, pour l’autre de manier le couteau comme l’un. Polanski est sévère avec ces deux mâles qui jouissent et souffrent de leur « cher moi » jusque dans une dérisoire partie de mikado. La femme, quoique relativement « libérée » – elle fume et conduit –, passe d’abord pour une potiche, mais s’avère bientôt une observatrice lucide, amusée puis irritée par cette minable lutte pour le prestige des deux hommes. Elle n’aimait plus beaucoup son mari, journaliste sportif bourgeois et vaniteux ; elle voit que l’étudiant modeste et rêveur ne vaut pas mieux. Cette montée en puissance du personnage féminin est particulièrement bien maîtrisée : les trois protagonistes sont d’importance égale, mais, par une sorte d’heureuse conservation et transformation de l’énergie, le poids de l’un – de l’une – s’accroît lorsque diminue celui des autres. Le triangle est ainsi équilibré.
À la rivalité sexuelle s’ajoutent les hostilités de classe et de génération : bourgeois / étudiant ; vieux / jeune. La tension gagne en complexité, chacun ayant ses discours et ses atours symboliques, sac à dos ou belle auto. Il est intéressant de noter que le film fut réalisé en Pologne en 1962 : malgré la partition de l’Europe, le spectateur de l’Ouest pouvait à l’évidence se sentir tout aussi concerné par le film que celui de l’Est. D’abord bien sûr, parce qu’il y trouvait cette part d’universel que contiennent toutes les œuvres significatives, mais aussi parce que certaines tensions traversent toute la modernité, à l’est comme à l’ouest – en l’occurrence, le « conflit des générations ».
Une belle pureté formelle répond à la simplicité et à l’efficacité scénaristique – à laquelle a travaillé le compatriote Jerzy Skolimowski. La coque du bateau, son mât, ses voiles, le plan d’eau ; objets cinégéniques dont Polanski use avec brio, notamment dans la belle séquence de détente – dans tous les sens du terme – du milieu du film. La sobriété géométrique forme un cadre neutre et clair où la tension entre les deux hommes peut se déployer comme une mécanique – avec, en contrepoint, des marches dans des roselières inquiétantes.
Le Couteau dans l’eau, Répulsion, Cul-de-sac ont en commun le confinement, l’intérêt pour une tension psychique pouvant mener à la folie, la musique de Komeda – très convaincante dans Cul-de-sac, plus que dans Le Couteau dans l’eau – et, pour les deux derniers, les sœurs Dorléac, ici Catherine, là Françoise, qui trouve son plus beau rôle après La Peau douce. Le rapprochement s’arrête là, car chacun des films constitue une belle singularité qui rend un peu artificielle leur mise en série.
Avec Cul-de-sac, Polanski rompt – relativement – avec le minimalisme de ses deux premiers longs métrages, sinon par le décor, puisque le film reste un quasi huis clos, du moins par l’opulence et l’excentricité du verbe et de l’action. Le film est un des plus libres du réalisateurs, les signifiants s’y multiplient, les plans s’étoffent – au préjudice peut-être de leur pureté – scénettes et gags ponctuent la progression. Cela commence comme une parodie de film de genre mais s’y dérobe bientôt, tenant à la fois de l’absurde – on a à raison souvent évoqué Beckett – et de la farce. Absurde par l’absence globale de sens – on ne sait rien sur les personnages qui se retrouvent malgré eux sur cette presqu’île accessible seulement à marée basse –, Cul-de-sac, avec ses fossoyeurs improvisés et son gamin sadique, est une farce à l’humour noir qui joue des différents registres du comique extravagant, du potache (types à trognes, gouaille, travestissement) au grotesque (poules envahissant les plans, obsessions diverses, ridicule de plus en plus inquiétant de Donald Pleasance).
Cul-de-sac, comme Le Couteau dans l’eau, est l’histoire d’un couple mal assorti, et d’une femme qui méprise son mari. Ce n’est plus ici la vaniteuse affirmation de la virilité qui est moquée, mais son contraire, une préciosité doublée d’une lâcheté grotesque. Les mâles, décidément, peinent à jouer le rôle qui convient. Quant à cette demeure mystérieuse et à la mise en scène de la folie sur laquelle le film s’achève, ils sont propices aux hypothèses et métaphores, mais le ton constamment outrancier rend un peu vaine toute interprétation morale ou existentielle se voulant trop sérieuse.
La sortie récente de Carnage, en 2011, donne un sens particulier à cette ressortie. Polanski a en effet renoué avec le huis clos et sans doute réalisé son meilleur film depuis longtemps. Or, à revoir Le Couteau dans l’eau, il semble que les deux extrêmes dans le temps de sa filmographie se tiennent la main : aussi différents que soient leurs tons, il s’agit toujours dans ce premier et ce dernier long métrage – et dans une moindre mesure dans Cul-de-sac – de la mesquine confrontation de vanités en lieu clos.