Avec Dans la forêt, Gilles Marchand confirme un virage fondamental pris par la création fantastique française qui, depuis l’adaptation télé des Revenants (au départ, un film de Robin Campillo, pour lequel Marchand a écrit le scénario du beau Eastern Boys), semble se réveiller doucement et s’affranchir des codes visuels encombrants des maîtres anglo-saxons du genre. Paradoxalement, c’est en assumant pleinement ses références (La Nuit du chasseur et Shining) que Dans la forêt s’inscrit dans sa prestigieuse lignée. Celle d’un cinéma horrifique ancré dans un environnement à la fois familier et décalé, réaliste et étrange. Dans cet univers, les repères se brouillent progressivement pour mettre à jour un monde inquiétant, la terreur prend sa source dans le familier et le salut ne peut venir que des ressources inconnues que chacun porte en soi. Dans la forêt est beau parce qu’il n’est pas immédiatement lisible, et parce que Gilles Marchand parvient à y projeter ses propres obsessions et à les rendre universelles.
Du récit d’apprentissage…
Dès l’ouverture du film, Marchand emmène le spectateur sur le terrain ultra-balisé d’un cinéma aux contours rassurants, qui s’appuie sur une situation immédiatement identifiable (un enfant dans le cabinet d’une pédo-psychiatre) et sur un contexte social dans lequel il est aisé de se projeter (deux jeunes garçons sont envoyés chez leur père, parti s’installer en Suède, pour les vacances). Mais très vite, Marchand bifurque, délaisse les chemins trop empruntés pour s’engager sur des sentiers qui, d’abord familiers, deviennent de plus en plus inquiétants et dérangeants. Le plus jeune des deux frères, Tom, est insomniaque, comme son père. Et il possède un don : il pressent ce qui pourrait arriver, et parvient à voir ce que d’autres ne voient pas, dont une silhouette monstrueuse, un homme au visage affreusement défiguré, qu’il tient pour le Diable en personne. Le père des deux enfants (Jérémie Elkaïm, très juste dans la représentation d’une folie calme, très rentrée, anti-spectaculaire et doublement inquiétante), au départ figure parentale mal dégrossie, aussi touchant que maladroit, se révèle rapidement instable, en proie à des sautes d’humeur imprévisibles et tenaillé par une foi inextinguible en les pouvoirs de Tom, jusqu’à l’obsession.
Quand le père décide d’emmener ses deux fils au fin fond de la forêt suédoise, dans une cabane perdue au milieu de nulle part, pour y passer quelques jours, l’angoisse monte d’un cran. Les fantômes de Laughton et de Kubrick planent au-dessus des pins, mais Gilles Marchand a l’intelligence de laisser ces figures tutélaires dans les recoins de son film, en guise de références indéboulonnables auxquelles il emprunte finalement très peu. Dans ce retour forcé à la nature, le cinéaste s’amuse à brouiller les pistes, jouant avec la sévérité un peu forcée du père et l’insolence gâtée du fils aîné comme dans une chronique familiale d’apprentissage. C’est dans cet équilibre entre repères dramatiques familiers et irruption de l’étrange dans le quotidien que le film déploie une forme de mélancolie horrifique, qui n’est pas sans rappeler (toutes proportions gardées) le cinéma de David Lynch, lorsque celui-ci va gratter à la surface des images d’Épinal.
… au conte horrifique
Mais Gilles Marchand ne s’intéresse pas aux mythes ni aux icônes ; le postulat de départ de son cinéma est en cela plus terre-à-terre. L’horreur naît ici dans la folie qui secoue un homme en proie à des hallucinations et un enfant prêt à tout pour voir ce que son père lui intime de voir. A moins que tout cela soit bien réel ? Gilles Marchand se garde bien de donner des réponses toutes faites aux très nombreuses questions posées par un scénario qui préfère faire monter l’angoisse que de s’appuyer sur les twists auxquels le cinéma d’épouvante nous a trop souvent habitués ces dernières années. Jusqu’au bout, Dans la forêt est une virée en train-fantôme dans les méandres de la cinéphilie d’un cinéaste dont les propres marottes se mélangent plutôt bien à ses influences (on retrouve pêle-mêle dans son film des emprunts à Délivrance de John Boorman ou aux livres de Stephen King — et leurs adaptations cinématographiques).
Dans la forêt est un voyage éprouvant, pas tant dans sa mise en scène de la terreur (si le film effraie réellement par moments, il repose plus sur une angoisse sourde, glacée, que sur une peur viscérale) que par les vertiges qu’il suscite lorsqu’il s’approche d’un peu trop près des gouffres que son scénario explore avec une belle pudeur. Jusqu’où peut aller l’amour d’un père pour ses enfants, et vice-versa ? Quelle est la part d’abnégation dans cet amour ? Gilles Marchand plonge dans les méandres de la folie et en tire un film anxiogène, un cauchemar qui renvoie aux peurs primales, celles qui nous tenaient éveillés la nuit lorsque nous étions enfants. Si le film souffre par endroits de son rythme volontairement lent, hésitant, voire répétitif (les scènes dans et autour de la cabane en bois finissent par tourner un peu en rond, et l’on sent que Marchand peine dans ces moments à faire rebondir son récit), il flotte sur ce conte initiatique aux faux airs de classique d’Andersen revisité, une mélancolie teintée d’angoisse, d’une beauté mortifère, qui vient compenser un manque d’émotion certain (le film aurait gagné à se réchauffer un peu du côté du cœur…). La balade n’est pas de tout repos, mais elle mérite que l’on s’y aventure.