Cinq ans ont passé depuis Z32, et l’on commençait à se demander si l’on aurait encore des nouvelles du cinéaste israélien Avi Mograbi. On murmurait ici et là son découragement face à cette colonisation sans fin du territoire palestinien, on craignait une forme d’abattement qui puisse conduire le documentariste à se taire. Si Dans un jardin je suis entré traduit implicitement un certain désœuvrement – Mograbi s’y fait moins vindicatif et volontariste qu’à l’accoutumée – le film conquiert une inquiétude et une fragilité troublantes.
Exit les adresses face caméra ou les séquences dans le plus pur style du cinéma direct, Mograbi fait ici table rase des procédés qui ont fondé sa renommée au profit d’une refonte sur un ton plus personnel. Le cinéaste israélien ne se met plus en scène de manière aussi ostensible, et quitte son costume de trublion, véhicule habituel d’une mise à distance du réel. Mograbi est maintenant et tout simplement Avi, un homme entré dans la cinquantaine, un peu fatigué mais encore joueur, toujours avide d’échanges et de connaissance. Si Mograbi ne délaisse pas pour autant le principe d’une intimité qui rejaillit à l’écran, ce ne sont plus les membres de sa famille qu’il imite ou fait entrer dans la narration – ceux-ci ont entièrement disparu depuis plusieurs films – mais ceux d’Ali, son professeur d’arabe et ami palestinien de longue date.
Dans un jardin je suis entré vient donc clore un chapitre qui, de Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon jusqu’à Z32, faisait de l’irruption de l’ennemi (le leader du Likoud, un soldat israélien) au sein de la diégèse une matière à confrontation, un moteur de questionnements éthiques. Ici, ce sont deux consciences alliées, l’une israélienne, l’autre palestinienne, qui agissent comme deux versants d’une même entité. Deux personnages miroirs, qui se renvoient un passé en commun, celui de leur amitié, pris dans le tourbillon d’une Histoire faite de séparations.
Parler autour des images
C’est par le biais de cette belle veine mélancolique que le film s’amorce. Les deux hommes reviennent sur leurs origines, et interrogent les photographies de leurs aînés. Le moteur est simple et omniprésent dans l’œuvre de Mograbi : comprendre ce que les images ont à nous dire, ce qu’elles cachent, ce qu’elles trahissent ou, au contraire, comment elles cherchent à nous duper. Il en va ainsi de cette photographie mettant en scène le père d’Avi Mograbi, sur laquelle il arbore fièrement son pistolet. Dans ce contexte, l’image est trompeuse. Car ce qui surgit comme une évidence, bien des années plus tard, dans l’esprit de son fils, c’est que cette arme ne lui appartenait pas. Le film trouve ici une forme de quiétude dans le vertige, dans la façon dont un passé à la fois nous appartient et nous échappe, et qu’il constitue une source de conjectures aux multiples ramifications.
Cette spéculation à partir des images, cette recherche d’une compréhension commune des événements est redoublée par les incessants allers-retours que font les deux personnages entre la langue hébraïque et l’arabe. Ce jeu assez réjouissant donne lieu à des échanges où chaque langue semble porter alternativement la justesse d’un sentiment, d’une manière de s’exprimer, associée à l’idée concrète du partage, du désir d’aller vers l’autre. Ce bouillonnement discursif, marqué par une grande cordialité et de nombreux rires, peine pourtant à masquer la douleur qui traverse ponctuellement les deux hommes.
Cette impression de remous enfle à mesure que se développe un récit souterrain qui refait progressivement surface, sous une forme épistolaire, d’un amour perdu suite à la guerre du Liban. Celui-ci fait écho au présent : Mograbi a fait la rencontre d’une femme à l’étranger, et se demande si cet amour est possible. Opérant par trouées régulières dans le montage, ce petit récit vient mettre en avant une forme de continuité temporelle et intime au sein de l’histoire, où les liens seront à jamais distendus, rompus, mais avec l’espoir insolent – et lui aussi persistant – qu’il puisse être ravivés par les êtres eux-mêmes. Le parallèle avec le conflit israélo-palestinien est bien évidemment de mise, puisque le film ne fait pas mystère que la déchirure entre les deux peuples est plus profonde que jamais, et régit majoritairement les rapports à l’extérieur des foyers.
De fureur et de peur
Et lorsque le film se consacre à cet extérieur, il atteint sa phase la plus critique, en confrontant les relations de chacun à la réalité du terrain. C’est tout le sens de l’hallucinante séquence à Tsipori, village natal d’Ali, devenu depuis une colonie israélienne. Les deux hommes, accompagnés du frère d’Ali et de sa fille, se rendent sur un terrain de jeu où un panneau annonce qu’il est interdit aux étrangers. Une sorte de fureur et de peur incontrôlables gagnent alors la fille d’Ali, qui quitte le terrain sans autre forme de procès, provoquant l’incompréhension de son père et la gêne d’Avi Mograbi. On voit alors, dans l’expérience banale du réel (se rendre au terrain de jeu avec son enfant), l’étendue du fossé qui se creuse, insidieusement, à l’intérieur même des familles.
Mograbi, en choisissant d’aborder ce film avec la limpidité d’une œuvre qui s’élabore à mesure qu’elle se tourne, sans reformulations ni contorsions du récit, n’a cette fois-ci plus de tours de passe-passe narratifs pour échapper à l’inéluctable réalité du terrain. Mograbi ne joue plus au Don Quichotte ; il ne s’attaque plus au réel comme à une chimère qui doit rendre gorge pour révéler ce qu’elle cache en son sein. Il réussit enfin à capter, sans filtre, la simple et abasourdissante réalité de son pays. Le principe de confrontation sonne alors plus comme un constat qu’un cri de révolte, une forme de lassitude et de dégoût plus que de colère. Et même si l’ensemble n’est pas exempt de quelques longueurs et digressions superflues, Dans un jardin je suis entré révèle malgré tout, derrière ses atours parfois facétieux, sa triste certitude : nous avons face à nous deux hommes vieillissants, qui sont au bout d’un combat, et se retournent – peut-être pour la dernière fois ? – vers le champ de bataille pour en contempler les cendres. Après le cri de désespoir lancé par Jafar Panahi lors de la dernière Berlinale, le film d’Avi Mograbi constitue un nouveau signe inquiétant d’affaissement d’un cinéaste animé par des idéaux libertaires – des hommes engagés, mais broyés par des convictions de justice que leurs gouvernements respectifs ne veulent pas entendre. Et c’est pourtant à travers ce fragile et précieux désarroi qu’on leur prête, plus que jamais, une oreille attentive.