L’avant-dernier film de Todd Solondz Life During Wartime marquait un enlisement du cinéaste dans la provocation facile et la multiplication de figures unidimensionnelles. Avec Dark Horse, il reste fidèle à son univers mais redresse nettement la barre. Dans ce portrait d’Abe, un trentenaire qui refuse de quitter l’adolescence et s’entiche d’une jolie brune dépressive, Solondz met de nouveau à profit ses talents d’observateur et redonne à la satire une puissance qu’elle avait perdue.
Le ton est donné dès la première scène : un panoramique dévoile une foule visiblement réunie pour célébrer un mariage, qui danse de façon aussi rodée que dans un clip. Le mouvement de caméra se poursuit jusqu’à arriver à deux personnages qui, eux, ne dansent pas : Abe, un homme encore jeune, obèse et extraverti, et Miranda, une femme encore jeune elle aussi, dont le visage affiche une tristesse abyssale. Cette rencontre de deux caricatures d’outsiders marque le commencement d’une relation surprenante.
Comme de coutume, Todd Solondz jongle ici avec la comédie et le drame, à sa personnelle et périlleuse façon : il ne s’agit pas de rire pour oublier que la vie est dramatique mais de rire du drame même, comme si c’était la seule façon de lutter contre. Le drame en question, c’est d’abord la personnalité douloureusement pathétique d’Abe : fat, agressif, paresseux, malhonnête, le bougre serait intolérable sans le regard distancié de Solondz. Celui-ci crée autour d’Abe un univers irréel, où tout est un peu « plus » que dans la réalité quotidienne, même américaine : plus grand, plus vide, plus banal, plus triste. Solondz enferme les tons pastel de ses décors et l’allure figée de ses personnages dans des plans hermétiques, où peu ou prou aucune vie ne pénètre. C’est en quelque sorte un univers hyperréaliste, où les objets sont suffisamment en décalage avec la réalité pour y renvoyer encore plus fortement – le Hummer jaune d’Abe constituant l’exemple le moins subtil de cette stratégie.
Si cette exagération généralisée est moins pénible et plus productive que dans la plupart des films de Solondz, c’est sans doute parce que l’accumulation de cas extrêmes et sordides y laisse la place à une mise en scène de l’ordinaire, par le biais d’un personnage qui est saisi dans toutes ses contradictions. L’attitude risiblement péremptoire d’Abe est contrebalancée par une vie fantasmatique où les doutes ont leur place. Une vie où Abe s’autorise à penser que la jolie brune est trop bien pour lui ou que ses parents ont toujours considéré que sa vie était un échec. La multiplication de ces fantasmes, leur présence de plus en plus oppressante modifie peu à peu le statut d’Abe dans la fiction. À partir du moment où le film le dote d’une conscience de lui-même, la condescendance n’est plus possible et l’on ne voit plus dans le comportement souvent idiot du personnage que les idéologies qui l’alimentent, le tragique d’une vie nourrie de mensonge qui ne peut se regarder en face que dans les moments d’inconscience.
Depuis Bienvenue dans l’âge ingrat, la thématique du vilain petit canard ne cesse de hanter le cinéma de Solondz. Mais l’analyse des effets pervers de la religion du succès n’a sans doute jamais été aussi directe qu’ici. Abe et Miranda sont deux visages opposés d’un même mal. L’un s’accroche à une image idéalisée de lui-même, l’autre tente d’exister le moins possible. Tous deux refusent de franchir le seuil de l’âge adulte pour mieux nier qu’ils ne sont pas du côté des « gagnants ». Le film est une sorte de réfutation du discours hypocrite selon lequel les « dark horses », les outsiders, seraient aussi appréciables que les « winners », discours relayé ici par le père d’Abe et qui fait regretter à celui-ci d’avoir dépassé l’âge limite pour pouvoir participer à American Idol. On est bien heureux de retrouver ce Solondz-là, celui qui fait exister des figures proprement tragiques plutôt que de mordre le vide.