Avec son premier long métrage, Julia Loktev s’interroge sur l’expression de l’absolu de la foi. Sa Jeanne d’Arc à elle, cependant, se démarque de ses aînées par le fait qu’elle est une jeune fille kamikaze, destinée à mourir dans un attentat à Times Square, New York. Une prise de risque terrible, dont le film se sort grâce à une mise en scène pertinente, mais surtout par le jeu de son actrice, Luisa Williams.
La jeune fille va se faire exploser à Times Square. Pourquoi ? Comment a‑t-elle contacté le réseau terroriste ? Qui sont les membres du réseau ? Quelles sont leurs revendications ? On ne sait rien, et on ne saura rien. La jeune fille, qui ne sera jamais nommée, discute en son for intérieur avec quelqu’un, à qui elle consacre son acte futur. Un dieu, mais lequel ? De nouveau, l’inconnu règne. C’est sans importance. On saura juste que cette figure est au centre de la conviction de la jeune fille, qu’elle s’y accroche pour surmonter la terreur de son action à venir.
Julia Loktev a mis très longtemps pour trouver son interprète, Luisa Williams. Après avoir auditionné plus de 650 jeunes filles, elle a fini par la rencontrer par hasard. Luisa Williams, à l’époque baby-sitter, avait répondu sans grande conviction à une proposition d’audition affichée sur un mur. Julia Loktev a vu en elle le visage qu’elle cherchait avec tant de méticulosité. Une telle sévérité dans le jugement se comprend : Luisa Williams (« elle » est le seul nom pour son rôle) occupe l’intégralité de l’heure trente-quatre que dure le film. Tout passe par les nuances du jeu de l’actrice, avec laquelle Julia Loktev a entretenu, le temps du tournage, une relation très symbiotique. L’investissement de Luisa Williams paye à l’écran : elle compose une « elle » fragile mais résolue, et dont la douloureuse crédibilité vient avant tout du visage que le film parvient à donner à cette créature nébuleuse et fantasmée, à l’essence avant tout médiatique : la kamikaze terroriste.
C’est une grande audace que celle de Julia Loktev (également au poste de scénariste), de choisir d’adapter la figure de Jeanne d’Arc, la croisée, l’héroïne mystique, à la thématique du terrorisme moderne. Comment sortir du piège du jugement de son personnage ? Ne pas se retrouver accusée d’apologie ? Ou bien, au contraire, ne pas donner dans la caricature diabolisée et alarmiste ? La réalisatrice, soutenue par le jeu très impliqué de Luisa Williams, construit une figure de femme intense et parfois bouleversante. « Elle » ne peut exister que dans sa mort, le seul acte que ni son entourage (à la présence fantomatique mais centrale), ni ses commanditaires, ni les membres du réseau terroriste n’accomplissent, ne pourraient accomplir. Les hommes du réseau, ombres dominatrices et phallocratiques, n’existent plus, face à l’intensité de sa conviction, de son acte. Sa famille, mondaine et matérialiste, ne peut comprendre son geste — qu’elle ignore, d’ailleurs. Figure anti-maternelle, « elle » détruit comment on peut aimer : par soif d’absolu. Supérieure aux hommes, dont l’ascendant s’effrite devant l’énormité de son acte, « elle » est une femme transcendée, qui choisit d’aller au-delà de l’obligation procréatrice attachée à son sexe. La société attend d’elle qu’elle gagne sa place en donnant la vie : « elle » choisit d’exister par la destruction — la sienne en tout premier lieu.
En choisissant très justement de suivre son personnage au plus près, dans toutes ses étapes et jusqu’au bout de son périple, Julia Loktev parvient non seulement à dresser un saisissant portrait d’adolescente inadaptée au monde, mais aussi à vider de sens la polémique autour du sujet du terrorisme. Day Night Day Night parvient avec subtilité à glisser du film de terreur au portrait d’une jeune femme perdue, abandonnée par la société, par le monde, et finalement par ses plus intimes convictions. Julia Loktev a placé la barre très haut et pris beaucoup de risques avec son premier film. Elle parvient, avant tout autre chose, à apporter une réponse crédible à la question de la représentation du terrorisme au cinéma. C’est polémique, exigeant et courageux, et juger le film à la seule aune d’une morale blessée serait se priver de découvrir un regard cinématographique pertinent et neuf.