À l’initiative de Stanislas Nordey, Vincent Dieutre est invité à l’École d’Art Dramatique du Théâtre National de Bretagne, à Rennes, pour y tenir un atelier d’écriture avec quelques apprentis acteurs. Autour de cette rencontre, il décide d’improviser un dispositif dans lequel à tour de rôle, et devant sa caméra, passeront ces étudiants – chacun incarnant le personnage qu’il vient de s’inventer. En fait de dispositif, on se retrouve face à un succédané de Confessions intimes, fake, rigide et snob, où s’étalent des déclinaisons caricaturales de figures de télé-réalité (la pouf, le gigolo, l’homo, etc.). Comme à son habitude, Dieutre ne rate pas l’occasion de commenter à voix haute son ressenti sur l’expérience. Aussi, ne nous est pas épargnée pas l’intention pour le moins audacieuse de son film : « Dessiner la France d’aujourd’hui, dans ses travers, ses peurs, ses craintes. » Nain et satisfait, Déchirés / Graves fait tourner un carrousel auto-fictionnel sans intérêt.
Ce qui ne manque pas d’étonner à chaque nouveau film de Dieutre (déjà épinglé par nos services avec l’indigne Jaurès), c’est cette manière dont le réalisateur, au sein de sujets en apparence variés, s’obstine chaque fois à tirer la couverture à lui : ses récits ne semblent répondre et réagir qu’aux seules pensées du maître, cultivant leur laboratoire formel sur le territoire tout étriqué de sa personne. Déchirés / Graves est le symptôme d’une croyance un peu navrante, celle en une sorte d’aristocratie moderne de l’artiste, qui subsumerait le réel et le cinéma, la matière et son outil, le récit et son sujet. C’est une posture de création qui vaut comme éclipse du monde, traversée par la certitude aussi tranquille qu’insupportable de faire du grand cinéma intime. Cette croyance nauséabonde, elle est par exemple édifiante lorsque Dieutre s’ingénie à intégrer à son film des plans complètement anodins de Rennes. Au dedans de ces portions de réel, il est en effet aisé de remarquer que le réalisateur n’y filme rien d’autre que « son » regard – que le fait que, lui, homme, cinéaste, ait, un jour, jour triste, regardé cela : petit journal intime mou et disloqué, plein de cet impressionnisme naïf de citoyen du monde. Ce fétichisme du nombril, il est encore plus éloquent peut-être dans le statut que Dieutre confère à sa parole, dont les interventions aussi sentencieuses qu’intempestives agissent comme petits expédients paresseux – façon d’aiguillonner par de vagues piqûres de pensées son rachitique travail de captation. « Faire comprendre qu’il comprend » : sauf qu’il ne suffit pas d’être réflexif pour s’empêcher d’être complètement insignifiant.
Car, évidemment, à aucun moment cette voix grave et traînante, qui étale en lambeaux désabusés des poncifs affligeants, n’est capable d’injecter une once d’énergie à son dispositif aride et répétitif. Pas une seule fois du reste on ne sait de quoi veut parler, veut rendre compte le film. Il y a quelque chose d’incroyable, de navrant même, dans la manière dont Dieutre arrive chaque fois à broyer ses sujets dans l’étau de son point de vue : rien chez lui qui ne saurait résister au filtre de sa conscience – conscience sympathique peut-être, mais conscience étroite, mélancolique, cafardeuse. Auteur dans le sens le plus grotesque de l’emploi, c’est-à-dire comme pur capitalisme de l’ego. Au dedans de cet insupportable cinéma thérapeutique, Dieutre souhaite par ailleurs générer de l’intelligence collective, seulement il ne parvient ici qu’à un champ contrechamp de bêtise : ce film n’est pas un cadeau fait aux étudiants, franchement, tant la platitude de leur composition – scolaire, volontariste, sans nuance – se voit redoublée, contaminée, phagocytée par l’entreprise de Pygmalion du réalisateur. Irritant de modestie spécieuse, épouvantable de laideur et d’égocentrisme romanesque, Déchirés / Graves se termine par le départ de ces élèves dans le grand monde, regardé par la fenêtre d’où Dieutre les avait observés au tout début. De sa caverne de post-production, il leur souhaite bon courage, et ponctue son oraison par un aphorisme : « C’est tellement difficile de consacrer sa vie à l’art. » Et tout le film est comme ça…