Adaptation du roman des descendants de la fratrie Bondurant, Des hommes sans loi mêle les genres pour raconter le commerce illicite d’alcool durant la Prohibition, et les violences afférentes à ce trafic. Marqué par une mise en scène classique et une grande attention portée à la bande-son, le film revisite à travers l’évolution de ses personnages les obsessions de la société américaine.
Après le best-seller de Corman McCarthy La Route, c’est à l’adaptation du roman Pour quelques gouttes d’alcool que s’attaque John Hillcoat. Son auteur, Matt Bondurant, raconte de façon très romancée l’histoire de son grand-père Jack, cadet d’une fratrie de fermiers de Virginie versés dans la fabrication d’alcool de contrebande à la faveur de la Prohibition. Récit d’apprentissage, le film suit la formation d’un jeune gringalet que le désir de trouver grâce aux yeux de ses aînés et la violence de la société des années 1930 transforme en bootlegger ambitieux et sans merci.
Co-scénariste et compositeur de la bande originale, le musicien Nick Cave est certainement pour beaucoup dans la profondeur de la bande son. Ce remarquable travail sur le son, trop souvent délaissé aujourd’hui par le cinéma hollywoodien, fait alterner des moments où priment les bruits in avec les scènes peuplées de musique off. Cela témoigne bien du fait que Des hommes sans loi assume le classicisme de sa mise en scène, en particulier dans les changements de rythme entre scènes d’action, scènes romantiques, moments plus contemplatifs (on retient notamment les magnifiques plans de la nature au crépuscule).
Si le cinéaste australien joue le bon élève dans son incursion dans le film historique, il ne se prive pas, néanmoins, d’un jeu sur les codes des genres hollywoodiens passés et présents. « Cette histoire était nouvelle. C’était à la fois un western et un film de gangsters. » Il n’est pas étonnant que le réalisateur cite, dans ses sources d’inspirations, l’un des rares « films de gangsters se déroulant dans un paysage rural, Bonnie and Clyde d’Arthur Penn », dans lequel le cinéaste bravait les interdits du code Hays, (code de censure entré en vigueur au début des années 1930 pour tomber en désuétude à la fin des années 1960) en filmant en gros plan des cervelles qui explosent. John Hillcoat reprend à son compte cette dimension de la violence : sang, bruit des coups, articulations qui craquent… Mais, dans un contexte où la violence n’est plus du tout tabou à l’écran, le propos de John Hillcoat n’est pas de conférer une dimension réaliste à une représentation réprimée par des décennies par le puritanisme, mais d’y ajouter une dimension grand-guignol. Au-delà de cette incursion du gore dans le film de gangster, c’est également le film de super-héros qui est convoqué à travers la légende d’immortalité qui auréole les Bondurant. Même si les femmes sont toujours là pour démystifier cette croyance, les trois frères ne peuvent toutefois s’empêcher d’y croire un tant soit peu, et les rebondissements du récit insistent sur la difficulté à occire ces trois gaillards. Les paroles de la ballade Moonshiner de Bob Dylan pourraient bien s’appliquer aux trois héros : « If whiskey don’t kill me, Then I don’t know what will ». Or, être un super-héros, c’est être à la fois plus et moins qu’un homme. Têtes brûlées, les Bondurant sont tous imprégnés d’une dimension animale : le hurlement de loup de Howard qui annonce la venue d’intrus dans la distillerie, les borborygmes inarticulés de Forrest (Tom Hardy, très cabotin, mais très bien), ou encore, l’effet de montage un tantinet marqué qui fait succéder à la dispute entre Jack et ses frères le plan d’un combat de coqs.
Pour sortir de cette bestialité et de la spirale de violence qui lui est afférente, il faudra attendre la fin de la Prohibition qui prend ici la forme d’un carnage assez virtuose. Ce qui est assez réussi chez ces personnages, c’est qu’ils oscillent sans cesse entre l’incarnation d’un mythe fondateur des valeurs de l’Amérique et la représentation contemporaine de la toute-puissance. Et on voit bien, alors, le lien qui se fait entre l’évolution d’un pays né dans la violence de la loi du plus fort et le mûrissement de trois jeunes hommes. Mais, plus encore, c’est l’intervention des femmes qui va transformer en hommes ces loups solitaires. Jessica Chastain déambule en déshabillés chatoyants tandis que Mia Wasikowska incarne la petite fiancée de l’Amérique puritaine. Toutes deux sont là pour représenter des archétypes féminins qui se retrouvent dans un but commun : transformer ces voyous en bons pères de famille. C’est là l’ultime fidélité de l’Australien John Hillcoat au grand paradoxe de l’histoire du cinéma américain : raconter une histoire de hors-la-loi prêts à faire imploser leur communauté, à défier toutes les règles, mais ériger tout à la fois en modèle absolu la cellule familiale classique. En s’entourant d’un casting remarquable et en assumant la dimension classique de sa mise en scène, Hillcoat reprend à son compte en les pastichant avec un respect certain, les codes et les obsessions du cinéma hollywoodien.