Des acteurs-lecteurs réunis dans un studio d’enregistrement radiophonique rencontrent un texte constitué à partir d’un compte-rendu de séances de spiritisme menées à Genève à la fin du XIXe siècle. Lecture ? Jeu ? Performance ? Fiction ? Documentaire ? Réponse : tout à la fois. Et une envoûtante expérience cinématographique, de mise en scène, de comédiens et de spectateurs, à condition de bien vouloir s’y laisser mener.
C’est le plasticien Raymond Hains qui, en 2001, a mis Matthieu Orléan sur la piste d’Élise Müller. À la fin du XIXe siècle, cette dernière donne des séances de spiritisme à Genève auxquelles assiste, intrigué, le psychologue et universitaire Théodore Flournoy. La medium développe deux trajectoires qui donnent aussi lieu à l’invention de deux langues imaginaires : l’une indienne et l’autre martienne. En 1900, Flournoy publie Des Indes à la planète Mars, dont le contenu analytique met en place quelques concepts pré-psychanalytiques. Des comptes-rendus tenus par un collaborateur retracent chronologiquement et précisément les séances, c’est ce dernier texte qui sert de support au film. La parole d’Élise Müller n’est ici pas recouverte par celle du professeur : elle apparaît brute. À partir d’un tel matériau, il restait à mettre en place le dispositif. Après bien des tâtonnements, le choix des réalisateurs fut « d’éviter l’effet pervers d’une adaptation historique ». S’impose peu à peu l’idée d’un enregistrement à la radio doublé d’une documentation filmée des acteurs au travail. On devine combien le médium radiophonique, par son essence ubiquiste et ses ondes invisibles, entre en résonance avec ce propos imprégné de métempsycose, où un corps en anime d’autres en même temps qu’il l’est par eux.
L’image des acteurs-lecteurs, précédée par le texte et la voix, tarde un peu et on les découvre finalement disposés autour d’une table d’enregistrement. En retrait, derrière un pupitre, se trouve Auguste Lemaître (Jacques Bonnaffé), l’auteur des comptes-rendus. La caméra décrit de lents travellings, s’arrête parfois sur les personnages, dont Élise Müller (Mireille Perrier). Les différentes séances seront rythmées par des fondus au noir. Il faut bien avouer que le dispositif déstabilise, mais la trajectoire du spectateur recoupe ici celle des personnages-comédiens. L’asservissement au texte s’estompe, l’incarnation et le jeu prennent place : regards entre protagonistes, têtes relevées, mise en place d’une gestuelle de plus en plus affirmée. Rapidement s’installe une étrange tension entre ce texte du XIXe siècle relayé par des comédiens du présent, en quelque sorte nus, sans costume ni décor. Une formidable ambiguïté s’installe dans et entre ces corps statiques, sorte de présence médiumnique, qui n’exécutent pas ce que le texte dit : doigts répondant aux questions, torsions, contacts des mains, sommeil, bras « libres » ou « captifs », réveil. D’impossibles narrations et des langues inconnues surgissent et s’inventent, des êtres soumis au bûcher en Inde, puis un habitant de Mars.
Matthieu Orléan et Christian Merlhiot font régulièrement éclater le dispositif du studio. L’enveloppe de Mireille Perrier-Élise Müller est à cinq reprises mise en présence de l’Inde, qu’elle occupe par ailleurs régulièrement en esprit. Ces scènes intercalées ont été tournées sur le mode de l’expérience plus que sur celui d’un séjour de travail, ces moments indiens s’avèrent aussi plus silencieux, davantage axés sur la gestuelle et la grâce de la formidable comédienne. Au fur et à mesure, la plasticité de ces séquences s’affirme, notamment lors d’une séance d’écriture automatique dans une pièce baignée de lumière où des rideaux flottent au vent. Grandit aussi la présence d’Élise Müller en Mireille Perrier. Qui possède qui ? Qui est le médium de qui ? Alors qu’elle apparaît seule dans le studio, la spirite semble maladivement emprisonnée dans son imaginaire. Mais le plus beau des hommages lui est offert dans le somptueux dernier plan porté par une discrète guitare post-rock : un corps en liberté sur une plage, un moment de fusion sereine entre une actrice et son personnage.