Réalisé en 1978 par Rainer Werner Fassbinder, Despair ressort en salle ces jours-ci. Adapté d’un roman de Nabokov et interprété par le génial Dirk Bogarde, le film suit la crise existentielle d’un industriel à l’aune de l’arrivée au pouvoir des nazis. Inquiétant et fascinant, Despair prouve une fois de plus l’importance de ce cinéaste immense.
Au début des années 1930, un immigré russe installé en Allemagne, riche propriétaire d’une usine de chocolats, traverse une crise existentielle. Rencontrant par hasard quelqu’un qu’il prend pour son double, il imagine intervertir leurs identités afin de recommencer une nouvelle vie.
Avec un film comme Despair, Fassbinder choisit d’adapter un roman se situant peu de temps avant la prise du pouvoir par les nazis. Mais ce contexte, s’il n’est pas ignoré, ne semble pourtant pas nécessairement rentrer en ligne de compte lorsqu’il s’agit d’expliquer les mobiles psychologiques qui conduisent le personnage interprété par Dirk Bogarde à agir ainsi. D’origine russe, ce personnage considère que les affaires allemandes ne le concernent pas vraiment. La marche du monde qui l’entoure s’avère avoir moins d’importance que le chaos de son être. Fassbinder ne pointe pas ici un égoïsme bourgeois, mais montre que cet individu en prise avec ses démons est à ce point immergé dans son délire, que son esprit est incapable de cerner la nature des événements qui l’entourent. Ses besoins propres et son désespoir occupent une place telle qu’il n’est en mesure de penser à rien d’autre. Bien que marié, les relations qui l’unissent à son épouse semblent n’être que charnelles. Toute conversation profonde avec cette créature s’avère impossible. Elle n’est au fond présente que pour assouvir ses désirs sexuels, et se prête d’ailleurs avec plaisir aux mises en scène qui accompagnent leurs ébats. Elle n’est qu’un corps que l’on peut modeler selon ses envies. Cette incompréhension fait ressortir sa profonde solitude, sa difficulté à communiquer avec autrui, à avoir un interlocuteur véritable à qui faire part de ses tourments. Et du fait de cette absence, la logique délirante qui est la sienne devient seule maîtresse à bord. Personne ne peut le ramener à la raison.
Afin de compenser l’absence d’un point de vue extérieur, ce personnage est amené à se scinder en deux, sombrant ainsi dans la schizophrénie. À plusieurs reprises son double apparaît au loin, un peu à l’écart. Le premier vit, tandis que l’autre l’observe, comme on regarde un parfait inconnu aux agissements étranges, et ce sans lever le petit doigt. Ce personnage est à la fois acteur et spectateur de sa propre existence. Mais cette schizophrénie semble alors faire écho à un mal général. La scène durant laquelle des nazis caillassent la vitrine d’un magasin tenu par une famille juive est d’autant plus effrayante que les clients de la terrasse du café juste en face ne semblent pas y prêter attention. La position en retrait du double de Dirk Bogarde fait étrangement écho à ces clients assistant impassibles au saccage de la boutique. Ils sont comme prostrés face à ce déchaînement de haine. Toute conscience semble avoir disparu au profit d’une attitude de spectateur désensibilisé. Personne ne semble en mesure de se manifester afin que cesse cette attaque. Le mal se fait malgré eux, mais leur passivité lui permet de s’étendre. La crise économique, le chômage, le sentiment de revanche lié à la défaite de 1918, crée un contexte délirant dans lequel chacun est en prise avec ce qui constitue sa vie, ses besoins du moment et, de ce fait, se révèle incapable d’avoir une forme de recul permettant d’établir une analyse un tant soit peu rationnelle. Dans Le Mariage de Maria Braun, le cinéaste ne cherche pas à dresser un portrait général de la période post-IIIe Reich, mais s’intéresse à une femme qui, dans ce contexte, pense avant tout à sa survie et à sa place dans la société. L’individu est en ce sens plus préoccupé par lui-même que par l’impact qu’il peut avoir sur la situation politique de son pays. De même, un personnage comme Veronika Voss, ancienne gloire du cinéma allemand durant la guerre, semble avoir été incapable de cerner l’époque qui l’a propulsée au rang d’icône. Aveuglée par les projecteurs qui la mettent en lumière, elle ne peut voir ce qui l’entoure, ou s’y refuse.
Afin de mener à bien la transition entre ses deux personnalités, le personnage incarné par Dirk Bogarde est amené à substituer son ancien moi au profit d’un moi nouveau revitalisé. Et pour atteindre cet objectif, il n’a aucun scrupule à tuer, à sacrifier celui qui lui permettra de vivre à nouveau selon une logique claire et définie. C’est grâce au sang d’autrui que l’homme croit se réinventer un destin. Son attitude, si elle semble détachée du contexte politique, participe en fait pleinement à la logique de ce qui est en train de se mettre en place. Elle est symptomatique d’un peuple qui cherche à renaître en en sacrifiant un autre. Au fond, dans une telle situation, ce n’est pas seulement le personnage incarné par Dirk Bogarde qui souhaiterait changer de peau, mais bien toute la société allemande. Peut-être qu’au milieu du chaos, les nazis sont apparus pour beaucoup comme les seuls capables de remettre de l’ordre, de cadrer tout cela, de faire cesser les déambulations confuses afin d’établir une ligne directrice commune. Mais finalement l’ordre nouveau n’aura été que le délire ultime.
Si certaines conversations ou détails nous permettent de placer le contexte politique en perspective, c’est avant tout la caméra de Fassbinder qui nous donne une idée des rapports du personnage à ce qui l’entoure. Sa mise en scène, durant sa dernière période, devient on ne peut plus complexe, baroque. Les mouvements d’appareils, les cadrages et les couleurs montrent que le cinéaste allemand s’est transformé au fil des films et des années en un styliste hors pair. Pourtant, il ne s’agit bien évidemment pas pour lui de complexifier sa mise en scène par pur goût du jeu. Elle ne fait qu’accompagner les personnages sur lesquels il se penchera dans ses dernières productions. Elle est tout simplement révélatrice de l’évolution de ses interrogations quant à la place de l’individu dans le monde, et donc dans l’espace de la mise en scène. Les déplacements de la caméra, des acteurs, le jeu constant avec la profondeur de champ et les différents objets présents dans le cadre, contribuent constamment à nous désorienter, nous empêchant d’avoir une idée précise des proportions de l’endroit où nous sommes. Tout est donc déformé, délirant et les formes les plus banales deviennent étranges, inquiétantes, grotesques. La déambulation de la mise en scène suit celle d’un personnage dont la raison est en train de se consumer. Et le monde qui l’entoure ne pourra être vu qu’à travers le filtre de cette perte. Ce sentiment est aussi accentué par la musique, constamment présente sans pour autant surligner l’action. Elle est étrangement conçue pour être un bruit de fond, une espèce de présence lointaine constante dont la construction ne s’appuie jamais sur une cohérence rythmique ou mélodique classique. Elle ne structure rien, mais accompagne la sensation de vertige déjà mise en place par l’image. Elle ne fait qu’accentuer le sentiment d’étrangeté de l’ensemble.
Du coup, on peut se demander si cette impression déstabilisante, vertigineuse, ne symbolise pas l’idée que Fassbinder se fait de la période précédant l’accession au pouvoir d’Hitler. Si ses derniers films semblent s’interroger sur le nazisme (Le Mariage de Maria Braun, Le Secret de Veronika Voss, Lili Marleen…), des œuvres comme Despair et Berlin Alexanderplatz ont en commun de se pencher sur le moment charnière durant lequel une société bascule dans la folie. On ne peut encore montrer du doigt les ravages, mais tenter de cerner le climat propice à ce basculement. La montée du péril ne sera jamais présentée de face, mais par petits signes qui font que l’on sent que quelque chose se prépare, qu’une force maléfique est en train de s’étendre, comme un affreux pressentiment.