Annoncé comme un brûlot réaliste jeté à l’intérieur du système éducatif américain, Detachment tapine pendant une interminable heure et demie en quête d’un bouc émissaire, et n’est finalement rien de moins qu’une grossière bouillie abjectement démonstrative et voyeuriste.
De quelles pincettes faut-il se munir quand on visionne un film s’intéressant à un sujet social ? Inutile de s’encombrer de trop d’outils, mais il y a quand même une chose sur laquelle il nous faut garder un œil attentif : l’honnêteté intellectuelle de ce qu’on nous montre, et de celui qui le fait. Et, plus spécifiquement : s’appuie-t-il, véritablement, sur une volonté de rendre compte, d’étudier, d’explorer, d’analyser, voire d’améliorer le monde ? Ou se cache-t-il derrière ces beaux drapeaux pour s’en gargariser et y puiser de quoi nourrir une quelconque forme de perversion ? S’agit-il de montrer, ou d’étaler ? De comprendre, ou de détourner ? Bref, toutes ces questions se résument à une seule : celle de l’éthique documentaire. Un serment crucial, pour l’intégrité des cinéastes qui ne trichent pas. Et tout autant crucial dans la fiction quand elle ambitionne d’étudier elle aussi la réalité du monde.
C’est là ce qu’il y a de très délicat à aborder un sujet a priori documentaire dans un film de fiction : c’est, bien sûr, un plus grand investissement émotionnel de toutes parts (personnages, spectateur). Mais c’est aussi la porte ouverte à toutes les magouilles cinématographiques. Detachment, dans cette catégorie, décroche une médaille d’or.
Magouilleur en chef
Dans le schéma simplifié à l’extrême de Tony Kaye, il y a d’abord un problème. Il est chimérique : tout le monde en parle, du problème, et plus personne ne sait où il est exactement. Il y a quelque chose qui cloche, un péché originel qui mène la galère à la dérive, parents, élèves, professeurs. Le cinéaste emploie donc tout son précieux temps à la constatation de la débâcle ; à travers une avalanche de symptômes déchirants, cinégéniques, sanguinolents. La faillite de la communauté enseignante se contagie au pays tout entier. Elle se décline infiniment : elle est la faillite d’un couple, celle d’une famille, boursouflée d’inceste, de deuil, elle est finalement la faillite générale d’une société, incarnée par une adolescente prostituée sans famille et sans école que Barthes prend sous son aile. Parce que lui, il les règle, les problèmes. Nous y reviendrons.
Ensuite, il y a un coupable. En fait, il y en a plusieurs ; et puis, allons‑y, il y en a partout, il n’y a que ça. Accusateur compulsif, Kaye pointe frénétiquement du doigt. Chaque fois que l’échec se manifeste, le responsable n’est pas assez loin pour que nous perdions notre temps à réfléchir. Il faut lyncher, et vite. Les élèves souffrent, parce que les autres élèves leur font la vie dure, ce sont ces élèves-là qui sont de la chair à canon. Un peu plus loin, la mémoire courte, ce sont maintenant les professeurs qui souffrent, et c’est la faute de tous les élèves. Attendez une minute ! C’est ensuite la faute des parents, qui, eux croient que c’est la faute des professeurs. Tout le monde s’en tire avec son bouc émissaire. Le réseau des victimes, des bourreaux, des ennemis, des adversaires, des tyrans, des opprimés, se complexifie de façon boulimique, parce que la machine à accuser s’emballe. Nous n’avons pas avancé d’un pouce.
Pas d’un pouce mais qui voilà ? Le troisième pion du système Kaye, la pièce maîtresse, le sauveur : Barthes, touché par la grâce, la diffuse sans compter, sans même une lueur de satisfaction dans son regard de chien battu. Comment fait-il ? Entre ses mains, les loups deviennent des agneaux. Les élèves difficiles, en trois belles phrases et un claquement de doigts, se font clouer le bec. Un mois plus tard, ils sont tout à fait assagis. Kaye, en revanche, n’envoie surtout pas son archange dans les profondeurs dudit problème, qu’il prend tout de même un certain plaisir à contempler. Ainsi donc, Barthes ne sauvera que quelques brebis égarées en surface. Il est professeur remplaçant : un jour, il s’en va, laissant derrière lui une débâcle à peine raccommodée. Il sauve la mise de son prochain à l’échelle de saynètes, où ses mots plus ou moins bien placés endorment les colères. Il n’est qu’un petit vent frais.
Voilà le triangle sommaire qui régit Detachment. Seulement voilà : quand il y a un problème, un coupable, et un sauveur, il n’y a plus de dysfonctionnement. Il n’y a que le méfait, son responsable nuisible, sa solution expéditive. Le cinéma de Tony Kaye n’est qu’une simplification abominablement complaisante de la société. Il y bricole une misère factice, il la malaxe sans la respecter, la met à nu comme une malpropre, sous les projecteurs, il la trahit d’une scène à l’autre, et le pire, c’est qu’il risque d’en embobiner plus d’un. Avec détachement, bien sûr.