Il faut remonter à American Sniper ou à Zero Dark Thirty, déjà de Kathryn Bigelow, pour trouver trace d’un film hollywoodien provoquant une levée de boucliers comparable à celle qui se dresse face à Detroit. Que reproche-t-on exactement au film ? Dans un article pour le New Yorker, Richard Brody évoque une « faute morale » à propos d’un long-métrage qui porterait non seulement un « regard blanc » sur les événements décrits mais tomberait surtout dans l’abjection en fictionnalisant l’horreur d’un événement tragique – reproche peu ou prou identique à celui intenté à La Liste de Schindler, que Brody rapproche d’ailleurs de Detroit. Il y a bel et bien un problème dans la manière dont Bigelow bute sur l’ampleur de la tâche qu’elle s’est fixée, mais sans que le film s’avère coupable de la supposée « faute morale » que fustige Brody. Loin de souffrir d’un manque de recul, Detroit pèche au contraire par sa raideur et l’extrême précaution avec laquelle il approche l’affaire du Motel Algiers, qui s’est déroulée en plein cœur des émeutes raciales de Detroit en 1967. Autour de cet événement – la séquestration injustifiée d’Afro-Américains par des policiers racistes qui tueront trois d’entre eux –, le film organise d’abord un premier acte, le meilleur, mettant en scène un chaos urbain où la ville apparaît comme une poudrière prête à s’embraser, puis un troisième, qui revient patiemment sur les conséquences et conclusions de l’affaire qui occupe le centre du film.
En adéquation avec cette construction bien lisible, l’écriture de Bigelow s’articule dès lors autour d’un axe : cartographier les rapports de violence et de racisme qui régissent les interactions entre les différents protagonistes et relier ainsi un à un les points pour obtenir une vue d’ensemble de ce mal qui gangrène la société américaine. C’est donc un sens de la nuance qui guide le film – jusqu’à l’excès, en témoignent ces petites scènes qui, parfois artificiellement, pointent la présence conjointe de bons et de mauvais éléments au sein de la police de la ville –, un sens de la nuance qui appelle donc à des situations complexes pour passer d’un point de vue à l’autre, télescoper les actions, les gestes et regards et permettre ainsi de creuser en profondeur le champ délimité par le récit. Or, et c’est là que le bât blesse, le noyau dramatique du film est précisément une situation qui écarte la possibilité de telles nuances ; une situation redondante qui piétine, répète le même schéma et oppose des victimes immobilisées à l’implacable violence exercée par les forces de l’ordre.
La mosaïque éclatée
Bigelow trouve toutefois dans cette partie de son film un personnage capable de passer d’une ligne à l’autre et donc d’amener un peu de circulation dans la mise en scène : l’agent de sécurité joué par John Bogeya, Melvin Dismukes, qui semble osciller entre deux positionnements. D’abord dépeint comme un tacticien pragmatique, capable de plier un genou face aux Blancs pour se frayer un chemin et parvenir à un gain qu’il n’aurait pu obtenir par une confrontation franche et directe, Dismukes se retrouve finalement dans la peau de celui qui négocie à perte avec le système jusqu’à devenir son complice indirect. Ce que montre plutôt bien Bigelow, c’est que chaque Noir, quels que soient ses aspirations ou son positionnement par rapport au pouvoir blanc, est in fine rattrapé par le racisme – ou se retrouve entravé, comme Dismukes qui à un moment du film ne peut revenir à la partie du motel où se déroule l’action et se retrouve relégué sur le bas-côté de la fiction. Il est dès lors autant dommage que logique que le film ne fasse pas de cette figure son pivot, mais simplement une pièce dans la mosaïque éclatée des personnages. Car Bigelow souhaite à ce point restituer la complexité de la situation – de ses origines historiques et économiques au dénouement judiciaire – qu’elle peine à trouver exactement le bon bout pour tenir son récit. Peut-être aussi que le film s’y prend malheureusement à l’envers : s’il choisit de plonger d’abord le spectateur dans la frénésie des émeutes, où Bigelow trouve pour le coup foison de petits événements et de situations pour mettre en scène un rapport de circulation entre les Noirs et les Blancs, le récit épouse ensuite une logique de rétrécissement – un zoom au microscope, dans un sens, qui réduit néanmoins davantage le champ des enjeux qu’il ne densifie le fil directeur du film.
D’où la déception que suscite Detroit après Démineurs (qui ne filmait au fond que ça, des situations dont il fallait s’occuper) et Zero Dark Thirty : cette fois-ci, Bigelow semble faire face à un mur. Reste à définir exactement ce mur : ce n’est ni le mur de l’irreprésentable, ni celui de l’incapacité de filmer, en tant que Blanche, un tel épisode , mais plutôt le surmoi écrasant qu’impose le sujet à la cinéaste et à Mark Boal (scénariste de Bigelow depuis Démineurs). Pour autant Detroit ne cède jamais non plus complètement sous ce poids, et si le film ne retrouve guère par la suite la vigueur plastique et formelle de sa première demi-heure (les scènes nocturnes, plongées dans la fumée et striées d’éclats des tirs, se démarquent du reste), il a le mérite de trouver des solutions narratives pour explorer d’autres facettes de son sujet. Un exemple parmi d’autres : la métamorphose du chanteur des Dramatics, crooner un peu falot qui se détourne de son rêve (devenir une star) dans le dernier temps du récit en prenant conscience de la place qu’il occupe dans la société. Le regard que porte alors le film sur ce personnage – et cela prouve bien, une fois encore, que réduire Bigelow à sa couleur de peau est un raccourci problématique – montre ainsi que le communautarisme, loin de s’apparenter systématiquement à un repli sur soi, constitue parfois la seule solution collective que possèdent des minorités pour résister à la violence d’un système inégalitaire qui ne souhaite pas réellement composer avec elles.