Il fut un temps (en fait, l’espace d’un film) où Jean Becker savait faire du cinéma populaire au sens noble du terme. En 1983, L’Été meurtrier rencontre un succès phénoménal, faisant d’Isabelle Adjani la reine du cinéma français. Douze ans plus tard, le cinéaste tente le même coup d’éclat en ramenant Vanessa Paradis devant la caméra avec Elisa : gros succès public, le film est pourtant désespérant de bêtise – revoir aujourd’hui les jeunes et gentils voyous incarnés par Paradis, Clotilde Courau et leur bande vaut son pesant de cacahuètes. La suite, on la connaît : en parfaite communion avec la nature, le retour aux valeurs sûres d’antan et les bons sentiments, le public fait un triomphe aux films de Becker, dans le même sillon que Les Choristes et autres Une hirondelle a fait le printemps.
Peut-être vexé que Pascale Ferran rafle une poignée de César avec son champêtre Lady Chatterley alors que ses propres chroniques campagnardes ne servent qu’à alimenter les prime-times des chaînes hertziennes, Jean Becker prend un virage à 180° avec ce qui ressemble, à première vue, à une sorte de drame psychologique sur la crise de la quarantaine. Adapté du roman éponyme de François d’Épenoux, Deux jours à tuer part d’un postulat alléchant : Antoine (Albert Dupontel) décide de tout envoyer balader en un week-end, sans que l’on sache pourquoi. Co-directeur d’une agence de pub, il se brouille avec un client, revend ses parts à son associé, règle ses comptes avec sa belle-mère, s’engueule avec sa femme (Marie-Josée Croze) qui le soupçonne d’avoir une maîtresse et insulte copieusement tous ses amis lors d’un dîner qui vire au jeu de massacre. Personne ne comprend ce qui lui arrive alors que lui, au contraire, semble très bien savoir ce qu’il fait.
Dans le dossier de presse, Jean Becker demande aux journalistes de ne surtout pas dévoiler la fin de son film, qui apporte un éclairage totalement nouveau sur tout ce qui nous a été donné à voir. Que l’on se rassure, on est loin d’un twist final à la Sixième Sens : ici, à part donner des palpitations aux spectateurs de Navarro, on ne voit pas bien ce que cette fausse surprise peut provoquer chez le moindre spectateur un peu averti, qui aura vu la chose arriver dès le premier tiers du film. Ce que cette fin révèle bel et bien, en revanche, c’est tout le cynisme à l’œuvre dans la morale édifiante prônée par Becker. Le personnage incarné par Dupontel nous est présenté comme un homme intelligent et malin, tout autant qu’un pauvre gars largué, lessivé et carrément irresponsable qui, épuisé de faire face à la pression de son travail, au simulacre de son couple et à l’hypocrisie de ses amis, règle ses comptes avec une cruauté assez phénoménale. L’idée de voir Dupontel dévorer tout cru tout ce qui passe à sa portée est réjouissante, mais Jean Becker ne parvient jamais à exploiter cette belle promesse. En premier lieu parce que, face au comédien principal, le reste du casting navigue entre fausses notes (Marie-Josée Croze, jamais crédible, tue dans l’œuf toute empathie pour son personnage) et caricature grossière. Le dîner entre amis est, à ce titre, un ratage dans les grandes largeurs : obligés de camper des stéréotypes forcément insupportables, Claire Nebout, Cristiana Reali ou encore Samuel Labarthe surjouent les connards parvenus, rendant impossible toute ambiguïté quant au comportement du héros. Ces personnages-là sont tellement abjects que l’on se demande sans cesse pourquoi il ne s’est pas rendu compte plus tôt de leur bêtise crasse. Visiblement, Jean Becker essaie de dire quelque chose de pertinent sur la société, la bourgeoisie faussement intello qui se donne bonne conscience en s’investissant dans le caritatif, les poules de luxe qui se taperaient bien tout ce qui bouge, les idéaux de jeunesse détruits par l’appât du fric. On ne croit jamais à la sincérité de son discours, tant la charge est maladroite, mal ajustée et inoffensive.
Le pire, pourtant, reste à venir. À bord de sa voiture, débarrassé de tous ces parasites, Antoine branche la radio et écoute Johnny Hallyday beugler « J’ai oublié de vivre ». On rigolerait volontiers, mais c’est le moment que choisit notre héros pour donner tout son argent à un pauvre chômeur qu’il a pris en stop. C’est qu’il a du cœur, le bonhomme, pas comme l’amie à qui il reprochait, deux scènes plus tôt, de s’acheter une respectabilité en versant son argent aux bonnes œuvres. La seconde partie du film, dont on taira la teneur par respect pour le réalisateur et son public, renoue avec cet univers qui fascine tant Jean Becker. L’Irlande (ou l’Écosse, on ne sait plus bien), une vie humble et simple, donc, faite de feux de cheminée et de pêche à la mouche dans des rivières glacées. Un retour aux sources, au propre comme au figuré, puisque Antoine va retrouver quelqu’un avec qui il a des comptes à régler. Le dénouement final fera probablement verser des torrents de larmes aux âmes sensibles. Si tant est que les cœurs les plus tendres sont prêts à fermer les yeux sur un cinéma putassier et racoleur, qui n’hésite pas à prendre les gens pour des abrutis en niant tout ce qu’il a si fièrement énoncé pendant une heure trente. La grande classe, quoi.