Le solitaire
Diamant noir, premier long métrage d’Arthur Harari, pourrait être l’histoire d’une hésitation. Celle de Pier Ullman (Niels Schneider) qui, las de faire tourner en boucle depuis l’enfance la petite ritournelle de vengeance familiale, caresse le désir d’un trajet linéaire, celui qui le conduirait de la Goutte d’or jusqu’au milieu des diamantaires anversois dont il est issu. Ce refrain qu’il se fredonne rageusement, c’est celui de la légende, aussi sombre que douteuse, de la mutilation de son père, qui, à force d’exercer sans répit son activité de talentueux tailleur de pierre précieuse finit par y perdre sa main. Privé de sa force de travail, il aurait ensuite été chassé de sa famille puis injustement déshérité. Dans sa solitude de rejeton torturé, Pier ressasse ce substrat psychanalytique, lui dont le nom sonne comme un pied de nez lacanien : roche précieuse qui a fait la fortune de sa lignée ou caillou dans la chaussure qui gêne la marche, il reste la pierre angulaire d’une famille décomposée. Ce souvenir qui n’est pas le sien, celui d’un traumatisme survenu une génération plus tôt, Pier le transforme en une scène originelle qui nourrit son désir de vengeance. C’est la troublante première séquence qui ouvre le bal d’une danse de cauchemars, fantasmes et projections du personnage qui sans cesse réinvente en images le monde qui l’entoure. Au point que ses affects semblent infuser les couleurs chaudes de la villa anversoise où éclatent le rouge et le bleu des murs comme le vert de la pelouse.
La mort du père au début du film déclenche chez le fils un désir de réparation : ce que l’un a perdu, l’autre entend le reprendre, et si possible au prix d’un vol, d’une trahison douloureuse. À l’onirisme des visions de Pier répond un versant diurne et documentaire, qui scrute avec attention les gestes du travail, ceux de la taille ou du négoce des diamants et ceux de la préparation du braquage qui devrait répartir à nouveau les richesses familiales. Si le braquage que Pier prépare avec Rachid, figure paternelle de substitution, agit là comme une métaphore psychanalytique (quand il s’agit d’héritage familial, réel ou symbolique, on se sent toujours lésé et prêt à s’accaparer sa part) le film ne prend pas moins au sérieux le traitement du genre, dans la filiation d’un Melville ou d’un polar social à la Jules Dassin. Alors que Pier passe et repasse de sa famille de sang à sa famille d’élection, se dévoile l’effet miroir de leurs activités respectives : dans un milieu comme dans l’autre, on expertise, on acquiert, on vend la marchandise.
Diffractions
La propension de Pier à se faire des films est prétexte pour Tom Harari, chef opérateur et frère du cinéaste, à creuser dans le numérique un hommage aux couleurs éclatantes des mélodrames en technicolor de Sirk ou de Minnelli, comme en atteste cette grande scène de bal parsemée jusqu’aux chaussures de l’héroïne d’un beau rouge profond. C’est que le film affiche une ambition plastique rare dans le jeune cinéma contemporain. Une magnifique scène nocturne semble ainsi programmatique : le cousin de Pier titube et délire dans le jardin de ses parents en chantant l’air de Solveig de Peer Gynt, avant d’actionner le jet d’eau, donnant ainsi à voir le trajet de la lumière au travers des gouttes d’eau. De la diffraction lumineuse naîtrait l’éclat du diamant comme celui du film. C’est également un principe de facettes multiples qui semble régir le casting hétéroclite de Diamant noir, tout comme son récit fait de fausses routes et de chausses trappes hallucinatoires. Ainsi, l’hésitation de Pier entre l’inscription dans la violence du réel et la brutalité du cauchemar renvoie à l’opiniâtreté du cinéaste à ne pas choisir un genre plutôt qu’un autre, à ne pas trancher entre la netteté des décors extérieurs et l’onirisme des intérieurs. C’est là la singularité de Diamant noir, ce qui va jusqu’à lui donner une dissonance ou une impureté, à l’image de ses familles mal assorties. On croit dès lors voir se propager ce motif de la diffraction à la figure paternelle qui, à la mort du père réel, se multiplie en d’autres visages tutélaires (l’oncle, Rachid, le diamantaire indien, le tailleur anversois) que Pier aura à cœur de séduire et trahir à la fois. Comme Arthur Harari, dont la cinéphilie est aussi large qu’érudite, semble rendre grâce à ses multiples pères de cinéma en empoignant ici et là son propre héritage.