En 2004, Josué Méndez réalisait Días de Santiago, une étonnante fiction autour d’un chauffeur de taxi à Lima, rebondissant sur le Taxi Driver de Scorsese pour révéler un pan de la société péruvienne. La ville était oppressante, le ton gris uniforme annulait les paysages côtiers, l’environnement urbain seul semblait prégnant, dévorant. Días de Santiago a remporté plus de 35 prix à travers le monde et a été nommé aux Oscars. Six ans plus tard, après la participation au programme « Mentors et Protégés » sous la houlette de Stephen Frears et une Cinéfondation pendant laquelle il développe son projet, Méndez délaisse les quartiers sales pour prendre la société péruvienne par l’autre bout : les très riches, isolés dans leurs immenses villas en bord de mer, volontairement exclus du reste de la population.
À quelques heures de Lima, un nid de propriété étale son marbre et son style ringard sur les rochers de la côte pacifique. À l’intérieur, trois catégories : les pères qui occupent des postes importants et fortement rémunérateurs, les mères ou compagnes qui s’associent pour trouver tant bien que mal de quoi remplir leurs journées, et les enfants, perdus. Si de nombreux films s’attachent aux jeunes désœuvrés, il est plus rare que des origines sociales extrêmes soient ciblées. On pense à Ken Park de Larry Clark pour l’attention à l’errance et aux cadres sociaux extrêmes, également à Wassup Rockers, peut-être le plus subtil de son réalisateur, pour le rapport au mélange des adolescents. Catégorie parallèle : les domestiques, omniprésents, bien vivants et qui occupent pour une fois une place plutôt complexe. Ils permettent de mesurer l’abîme entre ce monde et la réalité sociale majoritaire, ils tendent aussi un miroir constant à Elisa, la nouvelle compagne du père de la famille protagoniste, issue d’un milieu populaire et qui lutte pour trouver sa place. Paumés dans cette vie qui est pourtant la leur : les deux enfants Andrea et Diego. Elle, s’abrutit jusqu’à l’oubli en enchaînant les fêtes, lui, plus renfermé, est attiré par sa sœur et incapable d’endosser le rôle de jeune cadre que son père lui tend désespérément.
Tous dieux qu’ils sont dans ce pays, tous dieux qu’ils sont par une horrible absence de but, presque tous se cherchent une place, et ceux qui pensent l’avoir trouvée évitent de réfléchir à l’étape suivante. D’où le nihilisme de ces jeunes fêtards et leurs dérives multiples dont l’inceste, montré frontalement, sans fausse pudeur, mais qui n’échappe pas à une psychologie un peu lourde. Tout cela n’est pas nouveau au cinéma même si l’Europe et les États-Unis en sont plus coutumiers, et jusqu’au bout le schéma d’étude de cet absolu extrême, pourtant réaliste, ne dépassera pas une certaine évidence.
De là : ne serait-il pas plus difficile de filmer les riches que les pauvres ? Malgré le raccourci de la question, pourrait-on pousser et pirater une formule godardienne pour dire que la fiction va au riche quand le documentaire au pauvre ? L’un comme l’autre se voit d’abord par l’apparence. Le pauvre n’a rien, après quelques plans il faut passer à sa vie, son occupation. Et filmer la réalité du labeur, pour révéler sa dureté, sa répétition, son caractère éprouvant, se fait plutôt par des plans longs, un enregistrement comme un rendu chronologiques. Le riche, lui, a tellement de choses qu’il faut bien les montrer. Le risque est alors de tomber dans la suite de plans qui mène à l’effet catalogue Dioses, soit au moins dans le long plan serpentant d’une grande pièce à une autre pour capter les multiples formes du luxe accumulé. On risque alors la publicité langoureuse (Dioses toujours). De plus, passé l’écueil des biens, reste les activités du riche. S’il travaille tout va bien mais si comme ici il est oisif, la difficulté augmente. À moins de s’attacher à filmer la totale inactivité, il faut parvenir à rendre le rôle exact de ses occupations : meubler les jours mais est-ce tout ? Les femmes surtout multiplient les réunions à thèmes : les cactus, la politique, la religion… Sur ce chapitre Méndez échappe à l’excès de polarisation, ayant l’audace de montrer l’intérêt des convives, du moins de certains et pour certains thèmes. On remarquera qu’en tout cas Dioses (et le cinéma de Méndez si l’on compare ses deux films) repose sur un certain maniérisme de ces deux cadres sociaux, l’un trouvant ses racines dans le néo-réalisme, l’autre du côté d’une forme proche de la publicité en tant que révélation du filmé, par la capacité qu’elle a à réduire le monde à sa seule valeur visible. De là le riche est une statue quand le pauvre est vivant. Dioses n’est pas engagé, il ne cherche pas à juger mais à révéler la « véritable » opposition sociale, davantage un état mental qu’un état des comptes. Mais quel est le parcours de Méndez, l’étude de classes ou l’étude de formes ? C’est le tiraillement du sociologue : la démarche ou le sujet.
La conservation d’une certaine complexité sauve le film de la caricature involontaire. Les très riches et les très pauvres se voient dès le premier plan mais personne n’est vraiment méprisable, chacun a ses raisons. Et si le spectateur blasé des classes moyennes ne se retrouve pas plus avancé d’apprendre que l’épanouissement provient de l’ouverture à l’autre (réelle, physique, pas par le mode conférence), il lui restera le choix de croire ou non en la fin du film, d’imaginer quelle sera la réelle place du fils si longtemps perdu, et la viabilité de sa toute neuve stabilité.