En 1943, sous l’Occupation, Django Reinhardt, dont la carrière est à son apogée, se voit proposer une tournée en Allemagne par des officiers nazis. Mis en garde par son admiratrice Louise De Klerk sur le sort des Tziganes, et acculé par les pressions de son agent et du « Doktor Jazz » (chargé de le conduire à Berlin), le musicien quitte Paris avec son épouse Naguine et sa mère Negros pour Thonon-les-Bains, où il attend que les contacts de Louise le fassent passer en Suisse.
Django constitue le premier biopic réalisé sur Django Reinhardt : on peut légitimement s’en étonner, au vu de la stature légendaire de celui qui, contraint suite à une brûlure à ne jouer qu’avec deux doigts, deviendra l’un des plus grands virtuoses de son siècle, et donnera naissance (avec quelques complices) au jazz manouche. Le film de Comar essaie d’interroger, derrière cette figure mythique, le statut particulier du musicien durant une période historique où seul son talent lui vaudra d’échapper aux persécutions s’abattant sur sa communauté, à laquelle il rendra hommage avec un Requiem pour mes frères Tziganes joué après la guerre et dont la partition est à présent perdue.
Une bonne idée
Le film se veut d’abord un portrait d’un artiste au sommet de son succès. Alors que la persécution des Tziganes s’aggrave, Django, roi des Folies Bergère, survit et vit même chichement, indifférent à la guerre en cours. Le protagoniste est ainsi présenté comme une sorte d’Orphée des temps modernes que l’éclat de son talent rend intouchable : un homme qui, guitare en main, est capable de « tous les enchanter », comme lui dit Naguine. Des certitudes qui basculeront au moment où Django, arrivé à Thonon-les-Bains, voit son prestige s’effriter et renoue symboliquement avec sa communauté d’origine en se rendant dans le campement de la ville.
On le devine, le scénario du film de Comar a tout d’une idée à succès (rien d’étonnant pour celui qui, avant de passer derrière la caméra, s’était déjà illustré sur le script de Des hommes et des dieux). Sagement découpé en deux temps pour bien marquer la prise de conscience croissante de son héros, et mieux concilier les nuits folles de la scène parisienne avec les affres de la guerre, la chaleur humaine de la communauté manouche avec la solitude de l’exil, Django ne dévie pas de sa feuille de route.
Si la longue attente pour passer en Suisse fournit un contrepoint intéressant à la carrière flamboyante du guitariste, elle reste très peu exploitée. Le réalisateur se contente de quelques moments de crise, notamment une scène assez réussie où Django négocie avec des résistants un concert qui aura pour mission de distraire les Nazis, à condition que les maquisards protègent les Tziganes de Thonon, dont le sort ne semble guère les concerner. Mais excepté ces soubresauts, Comar suit sa partition et enchaîne les passages obligés : voici Django discutant avec Louise, laquelle lui reproche son manque d’engagement avant d’aller danser sous les yeux du musicien qui s’allume une cigarette, ou Django qui sort sa guitare pour convaincre le gérant du bar de l’engager, mettant tout le monde d’accord…
Même originalité au niveau de la mise en scène : l’ancien scénariste, quand il ne filme pas la brume sur le lac Léman ou des villas d’époque, cadre constamment ses personnages, simulant des effets de caméra à l’épaule pour plonger les spectateurs dans l’action. Le décor historique, lui, est au rendez-vous : salles poussiéreuses, concerts swinguants, nazis en uniforme, toute une esthétique de l’Occupation s’invite dans la mise en scène. On comprend dès lors assez vite que l’objectif premier du film, en deçà de toute reconstitution historique, est de nous raconter une belle histoire. Et ce d’autant plus que son scénario, en dépit des apparences, est parfaitement fictionnel : Django n’est jamais passé en Suisse, contrairement à ce que laisse croire la scène finale, et la belle Louise De Klerk est tout simplement une invention du réalisateur.
Esthétique (et fantasmes) manouches
Concernant ses protagonistes, on sait gré au réalisateur d’avoir fait appel à un casting tzigane non professionnel et d’avoir fait parler à son héros le sinti : autant de traces d’une décence dans la représentation des gens du voyage qui avait récemment été foulée aux pieds dans À bras ouverts (dont le personnage principal est aussi peu joué par un Rom que les rôles de Noirs l’étaient par des Afro-Américains dans les films des années 1920 aux États-Unis…). Reste que, porté par une belle interprétation d’un Reda Kateb capable d’incarner la distance profonde de son personnage à l’égard du monde qui l’entoure, seul Django est vrai, alors qu’autour de lui gravite une constellation de personnages aux fonctions bien précises : Louise De Klerk et son amour impossible, Naguine femme fidèle et dévouée, Negros, grand-mère teigneuse apportant sa touche d’humour au récit. Autant d’indices de ce monde fantasmé qui est au cœur du film.
Inévitablement, c’est dans la musique que de tels fantasmes révèlent leurs limites. Si l’emphase concernant les instructions des nazis pour museler les interprétations de Django (pas plus de 5% de syncopes, des tonalités majeures et non blues, pas de battements pieds et un volume sonore n’empêchant pas la conversation) vise juste, on regrette que le jazz ne soit réduit qu’à l’expression de la fête. La croyance dans le pouvoir de la musique frise le kitsch, tant ce ne sont que hochements de têtes, pas de danse et pieds qui battent la mesure quand le King of Swing français sort sa guitare. Comar propose donc une galerie de morceaux de bravoure qui ne laissent d’autre choix au spectateur que de swinguer lui aussi ou, en alternance, de s’émouvoir, comme dans cette scène où Naguine, sur sa demande (« enchante-moi »), chante à Django une mélodie tzigane profonde et mélancolique.
Autant dire que, si Reinhardt enchanta peut-être ses contemporains, le biopic d’Étienne Comar a perdu sa magie en route.