Alessandro Blasetti fut inspiré lorsqu’il décida de réunir à l’écran un couple d’acteurs qui allait devenir mythique : Sophia Loren et Marcello Mastroianni. Dommage que tu sois une canaille fut le premier de douze films tournés ensemble, tiré d’une histoire d’Alberto Moravia qui appuyait la référence au théâtre élisabéthain (Dommage qu’elle soit une putain de John Ford). Blasetti, cinéaste connu pour ses films militants pro-mussoliniens dans les années 1930, renoua avec le succès en 1955 dans cette comédie sociale burlesque d’après-guerre. Dans les règles de l’art de la « comédie à l’italienne » qui mélange satire sociale et bouffonnerie, il y évoque le quotidien des milieux populaires.
Néoréalisme rose
Deux camps s’opposent : ceux qui s’acharnent au travail et ceux qui butinent de petits larcins en escroqueries. Le premier, en la personne de Paolo, interprété par un Marcello Mastroianni brillant de maladresse et de crédulité, est un brave citoyen, chauffeur de taxi, dont la vie tourne autour de la nouvelle voiture qu’il rembourse péniblement. Il croise la route d’un groupe de trois jeunes, dont la sensuelle Lina qui lui fait des avances. Mais il ne tarde pas à comprendre qu’il est tombé entre les filets d’un gang de voleurs qui en ont après son taxi flambant neuf et que Lina n’est autre que la descendante d’une longue lignée de voleurs dont le père, digne mais fieffé menteur, est le chef de file (savoureuse performance de Vittorio De Sica dont on oublie trop souvent qu’il était un acteur génial). Tel Fagin et sa ribambelle d’enfants-voleurs, De Sica, coiffé d’un chapeau de paille qui lui confère un air faussement simplet, s’associe à sa fille et vole les riches bourgeois romains dans les gares de Rome. Commence alors un grand jeu de dupe et de séduction dans une déambulation frénétique le long des rues romaines dont les plans extérieurs abondent dans un souci d’authenticité, hérité du néoréalisme mais enrobé de légèreté et d’humour (amusante scène où Sophia Loren fait la guide des monuments romains en anglais).
Dans un rythme irrégulier, sans rebondissements particuliers et interrompu par de longues scènes de dialogues, le film avance de disputes en réconciliations. S’y décline la formule de nombreuses « screwball comedies » américaines du grand naïf attachant mené par le bout du nez par une malicieuse jeune femme. Sophia Loren, dont le rôle exploite pleinement les attraits physiques (elle se pavane dans les rues, se baigne dans un maillot de bain révélateur), vampirise le pauvre Paolo (la main sur la hanche, bouderie et regards en coin caractérisent son jeu). Dissimulée sous le vernis de cette histoire d’amour rocambolesque dans le cadre faussement idyllique de la capitale italienne touristique et estivale, se cache une comédie de mœurs (néo)-réaliste mais décalée sur la vie quotidienne de la classe ouvrière qui peine à joindre les deux bouts. A la fois dans la continuité du néoréalisme et en réaction à lui, la comédie populaire choisit de sublimer le quotidien afin de mieux ironiser à son sujet dans un contexte d’après-guerre de misère persistante dont le cinéma italien se fait depuis longtemps le porte-parole. Une joie de vivre, qui cache une profonde inquiétude, caractérise aussi bien les travailleurs, dont fait partie Paolo, que la joyeuse bande d’escrocs de la famille de Lina en abusant du cliché de la gouaille et du bagou italiens que possèdent les personnages.
The Pleasure of Being Robbed
La force du film réside dans son comique de répétition : si certains petits gags reviennent à plusieurs reprises (le policier qui régule le trafic et qui barre le chemin de Paolo, la chanson que fredonne Lina, les monologues de Paolo avec son rétroviseur), le film s’échafaude sur un unique gag : le pauvre Paolo tombant à chaque fois dans les pièges que lui tend Lina et qui en redemande, réactualisant les codes hollywoodiens de la comédie (Katharine Hepburn menant Cary Grant en bateau dans L’Impossible Monsieur Bébé ou Claudette Colbert faisant de même avec Clark Gable dans New York-Miami). Mais là où il s’agit souvent de confrontations de classes, ce sont plutôt les modes de vie qui opposent ici les deux protagonistes, tous deux issus du même milieu. Les nombreuses scènes entre les deux, qui consistent en de longs plans fixes dans lesquels les deux protagonistes gesticulent et se chamaillent, se soldent systématiquement par une victoire de Lina, femme de tête typique du genre. Si de nombreuses comédies américaines tournent autour du mariage (Indiscrétions, La Dame du vendredi), Paolo commet la grave erreur de demander la main de Lina. Abhorrant toute forme de convention sociale, Lina attend de lui une marque de virilité et non pas de respectabilité dont il fera enfin preuve dans le happy end très « italien », contenant tous les clichés de la masculinité et qui clôt ce réjouissant tourbillon.