Plus de cinquante ans après le classique de Sidney Lumet, Nikita Mikhalkov adapte à son tour la pièce à succès Douze hommes en colère. La comparaison était inévitable. C’est peu dire qu’elle ne joue pas en faveur du cinéaste russe.
Le procès d’un jeune Tchétchène, accusé d’avoir assassiné l’officier russe qui l’a adopté, vient de se terminer. Le tribunal étant en travaux, c’est le gymnase d’un lycée qui tient lieu de salle de délibérations. Les douze jurés ne pourront en sortir qu’après s’être mis d’accord sur le verdict. Mais voilà : si onze d’entre eux sont suffisamment convaincus de la culpabilité du garçon pour l’envoyer en prison pour le restant de ses jours, le douzième, un ingénieur, doute.
À l’origine de 12, il y a une pièce fameuse de Reginald Rose, Douze hommes en colère, écrite en 1953, adaptée en téléfilm l’année suivante, et portée sur grand écran dès 1957 par un Sidney Lumet alors débutant. Dans ce coup d’essai – qui fut aussi un coup de maître – Lumet respectait le principe du huis clos : sa caméra ne s’aventurait jamais hors de son décor unique, créant un climat étouffant, rendu encore plus pesant par la canicule et l’exaspération des jurés. « Trop théâtral, trop figé », semble s’être dit Mikhalkov. Il choisit donc de montrer l’accusé patientant dans sa cellule glaciale, et de recourir à de fréquents flash-backs sur une enfance broyée par la guerre en Tchétchénie. Hélas, au lieu de l’aérer, ces scènes superflues alourdissent le film, tout en lui faisant perdre une partie de l’extraordinaire tension qui habitait son modèle.
La volonté de Nikita Mikhalkov de « faire cinéma » l’amène à des choix de mise en scène constamment discutables : caméra qui s’épuise à virevolter autour des personnages, perspectives biscornues, effets spéciaux inutiles et voyants. À l’inverse de Lumet, qui retranchait, Mikhalkov en rajoute, et repasse même plusieurs couches pour ceux qui ne comprendraient pas où il veut en venir (voir le nombre de fois où il nous inflige la même scène traumatique). En plus de recourir à des effets grossiers pour maintenir l’intérêt du spectateur (brutales coupures de courant, explosions de violence, montage volontairement abrupt), il use de symboles d’une lourdeur considérable, comme cet oiseau numérique enfermé dans le gymnase. L’emphase qui caractérise le cinéma de Mikhalkov depuis plusieurs films, et menaçait déjà d’engloutir son Barbier de Sibérie, fait définitivement sombrer 12 dans le ridicule. L’absence de subtilité se retrouve dans le jeu des comédiens, qui surjouent tous aux limites extrêmes du cabotinage, et dont les dialogues – ou plutôt les successions de longs monologues – semblent pour le coup bien théâtraux quand, dans le film de 1957, ils étaient servis par des acteurs d’une sobriété et d’une justesse remarquables.
On pourrait penser la pièce originale suffisamment solide pour résister aux outrages d’une mauvaise mise en scène et d’une interprétation défaillante. Las ! Le cinéaste a également retravaillé le scénario, en transformant non seulement la forme mais également les enjeux. Quand Reginald Rose et Sidney Lumet prenaient bien garde de ne jamais trancher sur la culpabilité de l’accusé, Mikhalkov nous assène la vérité, toute la vérité. Car il ne s’agit plus d’une parabole universelle sur la justice et le doute, ni de l’éloge d’un système démocratique qui ne se résumerait pas à un consensus mou, mais d’un portrait lourdement métaphorique de la Russie d’aujourd’hui – et de toujours. Chaque plan, chaque ligne de dialogue de 12 est épuisant de russité. Mikhalkov, apparatchik du cinéma et ami de Vladimir Poutine et de Dmitri Medvedev, nous inflige sa vision d’un peuple miné par l’égoïsme, le racisme, la corruption et les combines, abêti par la télévision aux mains de l’étranger (le juré producteur, efféminé qui a fait ses études à Harvard, est constamment ridiculisé), mais « sauvé » par un sentimentalisme forcément exacerbé – l’éternelle âme slave. Les scènes finales où le cinéaste, la moustache frémissante d’émotion, s’octroie le beau rôle en officier à la retraite au grand cœur, sont révélatrices d’un cinéma qui, sous couvert de dresser le portrait des grandeurs et des turpitudes d’un pays, ne témoigne au fond que de l’amour qu’un artiste à l’ego démesuré se porte à lui-même. On sait que Mikhalkov a tourné 12 en même temps qu’il produisait la suite de son beau film de 1994, Soleil trompeur : au vu de l’évolution du cinéaste, on craint désormais qu’après avoir trahi un classique du cinéma mondial, il ne se trahisse lui-même.