Dans sa biographie du Dr Kinsey, scientifique chantre de la libération sexuelle dans les années quarante, Bill Condon oublie de porter un regard du XXIe siècle. D’un héros iconoclaste il tire un film conventionnel.
Personnage méconnu de l’histoire américaine, le Docteur Alfred Kinsey, est pourtant l’auteur de la première étude scientifique de la sexualité humaine. Cet entomologiste, qui ne se passionnait guère que pour une espèce particulière de guêpe, est un jour pris à témoin par ses étudiants qui lui confient leurs interrogations en matière de relations sexuelles. Frappé par l’ignorance totale dans laquelle ils sont laissés, le professeur se lance alors dans l’étude de ses contemporains version sexe. Tel un sociologue, il recueille des milliers de témoignages, qu’il compile dans son ouvrage fondamental, Sex Behavior in the Human Male. En 1948, le livre fait l’effet d’une bombe : on y apprend entre autres que 50% des hommes mariés ont des aventures extra-conjugales et que 37% des Américains ont déjà eu une relation homosexuelle. Fascination du grand public, rejet des bien-pensants, trouble des universitaires… le livre est polémique et Kinsey devient une star. Mais ses recherches sur les femmes le mènent de plus en plus loin dans les tabous. D’encensé Kinsey devient maudit, et il meurt à peine dix ans plus tard.
Le film inspiré de cette vie hors du commun s’annonce subversif. Placardés sur les murs de la ville, des mots suggestifs sont égrenés en capitales : POSITION, JOUISSANCE, ORGASME, EXPÉRIENCE, FANTASME, INTERDIT, TAILLE… In Bed with Madonna II ne se donnera sans doute pas tant de mal pour allécher les cinéphiles prêts à s’encanailler. « Parlons sexe ! » promettait l’accroche de l’affiche. « Parler sexe », le film le fait donc, puisque son protagoniste y a consacré sa vie. Mais il nous parle d’un sexe d’un autre temps, celui des « cours d’hygiène » où les filles de vingt ans croyaient encore aux petites abeilles et où la masturbation menait, à coup sûr, à la folie. Erreur de communication ? Peut-être, mais ce n’est pas la seule.
Car le hiatus devient très vite flagrant : face à un personnage extra-ordinaire, la réalisation s’avère, elle, classique, voire premier degré. Pour preuve cette séquence graphique où, pour figurer tout le travail d’enquête de l’« Institute for Sex Research », créé par Kinsey, des bustes défilent en incrustation sur une carte de l’Amérique, pendant que des voix se succèdent en fondus enchaînés. Cette solution facile, digne des dessins animés style Looney Tunes, affaiblit le propos par sa banalité et son esthétique discutable.
Mais l’aspect le plus rebattu est dans le discours même du film. Alors que Kinsey en poil à gratter des conventions était particulièrement plaisant, le malaise s’installe à mesure qu’il poursuit ses investigations. Une vieille dame jouit, en public et sous l’œil d’une caméra, avec un de ses collaborateurs. Un homme déclare d’un ton placide qu’il a eu des relations sexuelles avec des centaines de jeunes garçons. Bill Condon ne dépasse donc pas la doxa, l’opinion commune, et le spectateur comme le public d’après guerre suit la courbe admiration-répulsion face à Kinsey que le réalisateur lui-même a dessinée.
Parce qu’il vit, travaille et aime au XXIe siècle, Bill Condon devrait quasi automatiquement emmener le propos au-delà de la morale étriquée des années 1940. Sinon à quoi sert le cinéma ? Dans ses mains, il détient tout le chemin parcouru depuis, et le laisse filer. Comme toute clé d’analyse du personnage et de son conflit avec la société, il nous apporte une réponse d’une mièvrerie affligeante : à la fin de sa vie, Kinsey rencontre dans un bois une biche et son faon. C’est la nature. Conclusion bien pauvre.
Certes il est toujours réconfortant de penser à toutes les icônes gays de notre époque quand sur l’écran un étudiant exprime le mal-être qu’il ressent d’être homosexuel. Mais au contraire d’une œuvre comme Larry Flynt où Milos Forman ne restait aucunement englué dans le bien-pensant, Bill Condon oublie de pointer les combats qui perdurent en 2005 : l’homophobie subsiste malgré tout, le sida se propage, les transsexuels font peur… En aucune manière il ne prolonge l’action de son héros.
Reste simplement l’intérêt documentaire du film : Dr Kinsey nous apprend qu’à une époque tel homme a fait telle chose. À l’instar d’un vieux Connaissances du Monde, il montre mais ne se mouille pas.