Dans la continuité de portraits d’hommes de cinéma inaugurée par ceux d’André S. Labarthe (André S. Labarthe, du chat au chapeau, 2011) et de Jean-Luc Godard (Jean-Luc Godard, le désordre exposé, 2012), Céline Gailleurd et Olivier Bohler ont suivi pendant deux ans, entre Paris et Berlin, Edgar Morin – Edgar Nahoum de son vrai nom – pour mettre en lumière ce véritable aérolithe au sein du champ cinématographique, plus connu comme sociologue et philosophe que comme anthropologue du cinéma.
C’est bien là l’objet de ce documentaire, à l’origine réalisé pour la télévision, que de faire connaître au grand public la figure d’Edgar Morin relativement au champ du cinéma. Il ne s’agit pas d’une quelconque parenthèse dans le travail du théoricien de la « pensée complexe », mais d’un véritable « nœud gordien », Edgar Morin énonçant ainsi dans la préface à la nouvelle édition de son livre Le Cinéma ou l’homme imaginaire (1956) en 1977 : « j’étais inspiré par l’idée déjà complexe et récursive, de comprendre la société à l’aide du cinéma tout en comprenant le cinéma à l’aide de la société. Mais j’étais aussi poussé par quelque chose de très intime, la fascination de mon adolescence, et mon sentiment adulte que le cinéma est beaucoup plus beau, émouvant, extraordinaire que tout autre représentation ». Chez lui, tout communique d’ailleurs, entre ses objets d’études, son œuvre, et sa vie …
Cependant, le « spectacle parmi les spectacles » qu’est le cinéma, véritable « merveille anthropologique », se trouve à l’origine de ce parcours de vie, ici retranscrit dans ses années décisives : « placenta » pour celui qui perd sa mère à 10 ans et qui devient cinéphage avant cinéphile avec Le chemin de la vie (1931) de Nikolai Ekk, véritable choc, film de conversion cinématographique, puis L’Opéra de quat’sous (1931) de Georg Wilhelm Pabst, le cinéma, « grande matrice archétypique », noue identification autobiographique (« projection-identification » avec une part importante de « rédemption ») et conscience sociale et politique.
Le principe de la chronique adopté par les réalisateurs qui fait retour aux origines du regard d’Edgar Morin sur le cinéma et sur le monde – chronique dont Eisenstein fait le berceau du cinéma – semble ainsi particulièrement approprié pour rendre compte de la figure d’Edgar Morin à sa racine. La chronique est cependant complexe et ne saurait se résumer à des actualités ni des archives (filmiques, photographiques, documentaires ou fictionnelles très variées): le film fait advenir sa star tel un personnage imaginaire ; le film prend en charge plastiquement son propos.
L’homme imaginaire et ses doubles
Edgar Morin est présenté comme un simulacre, une présence-absence : être de parole incarné par la voix de Matthieu Amalric, avant être de chair d’image, son apparition à l’écran est bien cinématographique. Elle a lieu concomitamment à une projection lumineuse qui se met en marche et à laquelle se succèdent des vues des Frères Lumière projetées sur un mur lui faisant fictivement dos. Nous le verrons encore arriver au-devant de nous depuis l’arrière des écrans et des miroirs de la Deutsch Kinemathek – Museum für Film und Fernsehen à Berlin, comme s’il sortait effectivement du mur-mosaïque d’images animées. Alors que celui-ci discourt ensuite sur l’importance du close-up au cinéma, c’est bien par un effet de mise en abyme qu’il est précisément l’objet d’un gros plan à l’écran.
Ces efficaces idées de mise en scène sont architecturées par la question du double, au cœur de celle de l’homme imaginaire du cinéma : ainsi, la présence de Matthieu Amalric au seuil et à la fin du film, double d’Edgar Morin, et son porte-voix ponctuellement en son centre ; ainsi, les images d’archives (photographies et captations audiovisuelles) qui le montrent au fil des années ; mais aussi des avatars cinématographiques ou les masques du Quai Branly qui sont cadrés en vis-à-vis d’Edgar Morin. Plan à double retentissement : question du double bien sûr, que l’anthropologue place du côté du refuge contre la mort, laquelle l’intéresse depuis L’Homme et la mort (1951) ; question de cinéma, l’immortalité étant son mythe latent. C’est ici qu’on peut trouver l’affinité d’Edgar Morin avec la pensée d’André Bazin dans Le Cinéma ou l’homme imaginaire, salué par Bazin, et sa célèbre formule de « momie du changement » pour désigner le cinéma dans « Ontologie de l’image photographique » (1945), texte cité par Edgar Morin à propos de la photographie qui embaume le temps.
C’est donc là le projet cinématographique des co-réalisateurs que d’articuler didactiquement image et théorie développée par Edgar Morin, ainsi que ses résonances, ses points de rencontre possibles, collant au plus près à leur objet : pour cet homme de la vita nova, résistant et ancien communiste, c’est un portrait en mouvement globalement chronologique, suivant ce penseur itinérant, cet arpenteur élégant, sémillant et dansant, au gré de ses écrits (de L’An zéro de l’Allemagne, 1946, source d’Allemagne année zéro, 1948, de Rossellini, à L’Esprit du temps. Essai sur la culture de masse, 1962), de ses collaborations et réalisations (L’Heure de la vérité, 1964, initialement avec Maurice Clavel, qu’il reniera ; Chronique d’un été, 1960, avec Jean Rouch). C’est ainsi qu’il est appréhendé non plus comme cinéphile ou théoricien mais comme praticien, en binôme avec Jean Rouch aux débuts du « cinéma-vérité ». La chronique de Céline Gailleurd et d’Olivier Bohler prend alors sa pleine valeur de document au second degré – c’est le cas du film dans son ensemble, montage d’une somme de documents –, en présentant des rushes non montés de Chronique d’un été avec Jean Rouch et l’entourage d’Edgar Morin. Le recours au même terme de « chronique » dans le document enchâssé et enchâssant permet de faire du film des co-réalisateurs un projet rejoignant celui d’Edgar Morin, lequel définissait le sien comme un film ethnologique, mais encore comme une expérience vécue, à la différence près que nous ne verrons ni Céline Gailleurd ni Olivier Bohler à l’écran. Ces derniers épousent ainsi au plus près la conception du cinéma de celui qu’ils filment.
Complexe beauté
On ne pourrait voir dans tout cela que pédagogisme systématique, illustration académique, si le film même ne prenait pas en charge la complexité d’Edgar Morin, ce terme qui exprime étymologiquement l’entrelacement (ici, des images). La prolifération des projections nocturnes de films et d’images d’archives, réelles effectuées sur des murs d’immeubles notamment (ce ne sont pas des incrustations) en témoigne significativement, produisant des effets de split-screen auxquels se mêlent des signaux lumineux mais aussi des surimpressions.
Rendant compte de la plongée dans la pensée d’Edgar Morin, de sa complexité quand le flou est combiné à la surimpression par exemple, ces procédés – surtout la surimpression – qu’un spectateur contemporain a peu l’habitude de voir ainsi et autant exploité font littéralement sensation par la beauté plastique et les jeux de couleurs et de transparences produits.
L’écran prolifère, errant autant dans l’espace urbain que dans celui du musée, et se dissout dans l’espace via les surimpressions ou les fondus enchaînés dans une sorte de « cinéma sans écran », où l’image est « devant nous, tressée aux fils des rayons lumineux, sans le support de l’écran, hallucinante … ».
Il faut ici reconnaître que le choix particulièrement idoine et signifiant des lieux par les co-réalisateurs participe de cette surprise visuelle : les formes courbes de la salle aux miroirs et aux écrans démultipliés de la Deutsch Kinemathek évoquent autant la pensée complexe que le vertige de l’escalier aux miroirs de Jean Epstein dans « Le Cinématographe vu de l’Etna » (1926) – théoricien que commente souvent Edgar Morin, et texte célèbre qu’il mentionne ; les jeux de transparence des vitres du musée du Quai Branly, le caractère cinématographique des installations muséographiques.
Ce qu’il y a de plus émouvant au monde nous dit Edgar Morin, c’est la grâce d’un beau visage humain, et les réalisateurs citent volontiers dans les interviews consacrées au film James Joyce qui dans Portrait de l’artiste en jeune homme écrit : « Un portrait n’est pas une pièce d’identité, c’est plutôt la courbe d’une émotion ».
Les réalisateurs avec la caméra, « extralucide [qui] arrache le masque socialisé et fait découvrir […] notre âme inavouée », ont su capter le sourire d’Edgar Morin, cette courbe du visage qui exprime une émotion partagée, au sein de leur « chronique d’un sourire », titre prévisionnel du film.
Aussi, Edgar Morin, cet homme imaginaire, comme le cinéma, peut-il bien être qualifié d’« archives d’âme… », livrant de celui-ci une éthique humaniste éclairée à laquelle il est difficile de ne pas souscrire : « le cinéma nous rend meilleurs et plus intelligents que la vie quotidienne. Mais le malheur, c’est que nous oublions dès que nous sommes sortis du cinéma. La question est donc comment enraciner dans la vie quotidienne cette beauté que nous avons au cinéma ».