Elizabeth Ire d’Angleterre, contrairement à son homonyme d’Autriche (la fameuse Sissi) n’a pas été souvent à l’honneur au cinéma. Est-ce parce que le destin de la Reine Vierge n’était pas assez romantique, ou parce qu’elle n’était pas réputée assez jolie pour qu’une autre actrice que Bette Davis (La Vie privée d’Elizabeth d’Angleterre de Michael Curtiz) osât l’interpréter ? L’inconscient Shekhar Kapur a décidé par deux fois de relever le défi. Après le nullissime Elizabeth (1997), qui racontait les jeunes années de la reine, le cinéaste s’attaque à son « âge d’or », et réalise un film historiquement condamnable et bête comme ce n’est pas permis.
Pour comprendre pourquoi Elizabeth, l’âge d’or est un film profondément raté, il faut s’arrêter sur les codes du genre du film historique tel qu’ils sont exploités aujourd’hui dans le cinéma anglo-saxon. Un film historique, ce sont d’abord des décors et des costumes. Beaucoup d’argent en perspective, ce dont Elizabeth, l’âge d’or n’a a priori pas manqué. Sur ce point, le film est plutôt réussi : la reine et ses demoiselles d’honneur ont de très jolies robes et le château royal est très impressionnant. Soit. Un film historique, ce sont aussi des personnages historiques : pour raconter la vie d’une des reines les plus importantes d’Angleterre, il faut des acteurs qui portent avec délectation les vêtements luxueux de rois (de France, d’Espagne, d’Autriche), de princes ou de fougueux aventuriers. Attention, rôle de composition en perspective ! Après avoir ridiculisé le pauvre Henri d’Anjou (Vincent Cassel, qui aurait sans doute préféré qu’on l’oubliât) dans Elizabeth, Shekhar Kapur s’attaque à Mary Stuart, qu’il fait baver de méchanceté, et à Philippe II d’Espagne, qu’il transforme en un parfait crétin bon pour l’asile psychiatrique.
Car un film historique, ce n’est pas un film d’historien : la vérité, on s’en fout, on est au cinéma. Évidemment, il y a toujours un peu de « couleur locale », pour s’assurer que personne ne regrette de ne pas avoir vécu à cette époque (en général, le peuple d’un film historique est crade, violent et apprécie beaucoup les tortures les plus inventives). Mais si l’on s’intéresse réellement à la vie d’Elizabeth, autant lire sa biographie. Jusque là, on est d’accord. Cate Blanchett, 38 ans et toutes ses dents, est plus séduisante à l’écran que la vraie Elizabeth, 50 ans à l’époque du récit et un peu édentée. D’ailleurs, Cate Blanchett est, comme toujours, sublime. Malheureusement, elle est bien la seule, et elle se sent seule. Les autres personnages sont des pantins qui entrent par un côté de l’écran et sortent par l’autre, interprétés par des acteurs qui ont suffisamment de mal à se déplacer dans leurs lourds (et beaux) costumes pour penser à jouer.
Ne leur jetons pas la pierre : car, en voulant suivre de trop près les codes du genre, Elizabeth s’écroule tout seul dans le manichéisme, sans une seule once de subtilité. Le film historique, c’est un point de vue : si l’on raconte l’histoire d’Elizabeth Ire, les gentils sont les Anglais, et les méchants, tous les autres. Si par contre on s’intéresse au sort de la Grande Espagne, on pleure à gros sanglots sa disparition. La gentille Elizabeth, donc, sacrifie sa vie personnelle pour le bien de son peuple-qu’elle-aime-tant mais elle est menacée par des vilains, qui complotent dans tous les sens, mais sont tous catholiques, ce qui apparemment les envoie direct du côté obscur. Inutile d’ergoter deux heures durant sur les fautes historiques du film, mais non, Mary Stuart n’était pas seulement une conspiratrice assoiffée du sang de sa cousine et sa mort ne fut pas aussi romantique (lire à ce sujet la belle biographie de Stefan Zweig, qui raconte comment le bourreau s’y reprit à trois fois pour couper la tête de la malheureuse) et non, la destruction de l’Invincible Armada n’est pas due seulement au courage de Sir Walter Raleigh (le véritable « héros », Sir Francis Drake, n’était apparemment assez séduisant pour Shekhar Kapur).
Ce qui importe réellement ici, c’est le cinéma. Shekhar Kapur, cinéaste d’origine indienne qui, ironiquement, fait donc un film à la gloire des Anglais, a donné du sien : pas un plan qui ne soit léché à la petite cuillère, travaillé jusqu’au bout des ongles. Mais cet acharnement ne rend pas service à son travail, esthétisant jusqu’à l’écœurement. Plutôt que de regarder Elizabeth en face, Shekhar Kapur la filme derrière un voile, en contre-plongée, ou en reflet dans un miroir, sur fond d’une musique symphonique sirupeuse (cité au générique, le génial compositeur tamoul A.R. Rahman y a‑t-il vraiment participé ? on n’ose le croire). Tout cela donne bien vite le tournis et mal au ventre, comme une grosse pâtisserie pleine de crème avalée juste avant un tour de manège. Décidément, il semble que les cinéastes aient du mal ces temps-ci à voir la grande Histoire autrement que comme un joli cadeau de Noël offert par leurs producteurs.