L’Empereur débute alors qu’un manchot mâle, revenu de la pêche, cherche son poussin et sa femelle au milieu d’une colonie de plusieurs milliers d’individus. On pourra voir dans ces retrouvailles un écho aux douze ans d’absences séparant le nouveau film de Luc Jacquet de la triomphale Marche de l’empereur, qui obtenait il y a douze ans (déjà) l’Oscar du meilleur documentaire et s’imposait comme l’un des plus grands succès du cinéma français aux États-Unis, le tout en laissant quelques souvenirs enchantés à son public de l’époque.
La Marche de l’empereur 2
Jolie histoire donc, mais qui, comme beaucoup d’autres du même genre, semblait assez mal se prêter à une suite, projet risqué auquel le réalisateur donne vie avec un nouvel opus consacré au plus majestueux des manchots. Les bégaiements autour du titre en disent long à cet égard : longtemps présenté comme La Marche de l’empereur 2 (certaines bandes-annonces encore en ligne l’attestent), celui-ci a fini par être renommé plus prudemment L’Empereur. Un choix qui trahit la volonté de camoufler, non sans maladresse, ce qui a tout l’air d’être une redite, alors que le film aborde le même animal et (n’en déplaise au réchauffement climatique) une banquise qui n’a pas tant changé en douze ans.
De fait, d’un film à l’autre, les ambitions ont quelque peu périclité : la grande marche laisse place au vécu d’un individu (ou de deux à tout prendre, le manchot et son poussin), et le récit se rapproche d’un portrait. Seule nouveauté qui écarte le film de la narration documentaire conventionnelle : un recours constant au flash-back qui permet de faire surgir quelques moments clés de la vie du tout jeune manchot (la rencontre de ses parents, la naissance de l’œuf, les premiers jours de vie notamment) : expédient qui n’est pas, d’ailleurs, sans évoquer la mémoire constante du premier film au cœur du second…
L’Empereur contre-attaque
Mais plus encore qu’une redite, L’Empereur se présente comme une version amoindrie de La Marche. En effet, le succès du premier film s’expliquait autant par la qualité de ses images que par son choix de quitter les codes du documentaire animalier pour basculer entièrement du côté du récit. En même temps qu’il évoquait la traversée épique de ces oiseaux le réalisateur focalisait son attention sur une famille de manchots en essayant de raconter leur « histoire », et optait pour une narration à la première personne qui donnait littéralement voix à la maman, au papa et au petit manchot. Parti pris maladroit peut-être, mais audacieux, dont on peut également rappeler qu’il avait été « gommé » lors de l’exploitation du film dans plusieurs pays à l’étranger.
Si la narration à la première personne du singulier témoignait d’un choix explicite anthropomorphiser les manchots, elle avait le mérite de faire surgir une empathie avec eux, en essayant d’interroger à travers leur point de vue un monde aussi hostile que celui de la banquise. L’Empereur choisit, lui, d’en revenir à une narration à la troisième personne, délaissant par là ce qui avait fait l’originalité du premier opus, dont il ne garde qu’un anthropomorphisme problématique, tant la familiarité qu’il instaure avec son sujet est outrée. S’appuyant sur des phrases aussi élégantes que « à les voir comme ça, on n’imagine pas ce qu’ils ont traversé » (ficelle qui sert à évoquer la naissance du poussin), la voix de Lambert Wilson se réduit à nous raconter un conte : celui d’un petit poussin qui devient grand.
Docu-fiction…
De fait, L’Empereur délaisse totalement le caractère informatif du documentaire, et renonce finalement à nous transmettre une quelconque curiosité envers l’animal dont il fait le portrait. Les « mystères » du manchot (sa capacité d’aller pêcher à des centaines de kilomètres de son nid, sa résistance aux températures polaires, sa longévité) sont évoqués au compte-goutte, et la banquise devient un monde rassurant où les prédateurs n’apparaissent que comme des épouvantails et où la mort se tient hors champ. Obnubilée par son désir de le rapprocher de l’homme, et ce faisant, de l’apprivoiser et de le domestiquer, la narration finit par ôter au manchot tout ancrage dans le réel : c’est bien une fiction qui nous est contée.
Un problème identique affecte la mise en scène, dont le but semble purement illustratif. Symptomatiquement, l’image n’est jamais seule : sans cesse explicitée par la voix-off, elle est également amplifiée par les bruitages, les longs ralentis, la musique, jusqu’à atteindre des paroxysmes grotesques comme cet accouplement des manchots qu’accompagnent de petits couinements. La part d’étonnement et de contemplation face au monde naturel (l’origine grecque du mot « nature », la phusis, ne vient-elle pas du verbe phuein qui signifie justement « apparaître » ?) cède ainsi au profit d’un spectaculaire animalier.
En ce sens, on s’interroge devant la prétention écologique et pédagogique dont le film s’auréole. En effet, non seulement celui-ci ne nous apprend-il rien (ou si peu) sur son objet, mais tout dans L’Empereur contribue à fictionnaliser ces manchots en chair et en os, qui finissent par n’avoir guère plus de matérialité aux yeux du spectateur que les pingouins de Madagascar ou de Happy Feet. On apprend d’ailleurs avec surprise, dans le courant du film, que les vents polaires modifient constamment le paysage de l’Arctique, tant c’est le même paysage mental et la même banquise fantasmée qui sont ici mis en scène. Entre cet effacement de l’animal au profit de son image, et un choix de narration qui fige la vie dans un cycle rassurant et hors du temps, la fascination, l’étonnement disparaissent : pour être en haute définition, le monde proposé par Disneynature n’en demeure pas moins abstrait. En somme, de La Marche à L’Empereur, il n’y a qu’un pas. Que Jacquet effectue à rebours malheureusement.