Du haut de ses 37 ans, le réalisateur argentin Pablo Agüero porte à l’écran Evita, son scénario récompensé en 2012 par le Grand Prix Sopadin et adapté peu après pour la radio par Denis Lavant. Renommé Eva ne dort pas, le film plonge dans les années noires de l’Argentine, à travers le tragique destin du corps de la passionaria Perón.
Eva Perón, première Dame du pays et défenseure des droits des femmes et des plus pauvres (paysans, ouvriers), a conquis en quelques années le cœur du peuple. Décédée en 1952, elle demeure le symbole de la lutte contre l’impérialisme américain et l’appropriation des richesses argentines par les oligarques locaux. Quand un coup d’État met fin à la présidence de son mari en 1955, les militaires décident de faire disparaître sa dépouille pour tenter d’effacer des mémoires son juste combat. Durant vingt-deux ans, le corps d’Evita est soustrait aux regards, abandonné dans une voiture de longs mois dans les rues de Buenos Aires, transporté d’une ville à l’autre avant de terminer sa course enterré en Italie. Face à cette pérégrination inimaginable, la réalité prouvant encore une fois qu’elle dépasse largement la fiction, Pablo Agüero choisit une voie anti-naturaliste, onirique et cauchemardesque.
La chair en pâture
Structuré autour de trois moments de cet incroyable récit (l’embaumeur, le transporteur et le dictateur), Eva ne dort pas s’arc-boute sur une narration chronologique, s’appuie sur de nombreuses archives et s’émancipe toutefois d’une quelconque reconstitution historique. Trois huis clos, très peu de personnages, une réalisation qui donne la part belle aux plans séquences sont autant d’éléments qui imposent une scénographie quasi théâtrale au film. Le corps d’Evita, peu visible hormis quelques plans expérimentaux où la femme baigne dans les liquides de l’embaumeur, hante les protagonistes. Sorte de fantôme d’un rêve démocratique, elle n’a guère besoin d’être à l’écran tant son ombre plane sur tous les protagonistes, au premier rang desquels l’amiral Massera (Gael García Bernal), conteur de ce sinistre récit. Militaire au pouvoir dans les années 1970, profondément misogyne dans ses propos vis-à-vis de Perón, il prend à rebrousse-poil le spectateur, peignant un portrait ordurier de l’icône populaire. Ce parti-pris installé dès les premières secondes démontre la force d’Agüero à se placer d’emblée du côté des monstres, choix confirmé dans le deuxième segment. On y suit, dans une camionnette bringuebalante l’enlèvement du cadavre par un colonel (Denis Lavant), totalement soumis aux ordres de son supérieur, lui-même ultime personnage mis en scène dans le dernier chapitre. Si les deux premiers volets impressionnent, l’un par l’ambiance surréaliste du laboratoire du thanatopracteur, l’autre par la brutalité esthétisante de l’affrontement entre deux visages de l’Argentine, la troisième partie, moins charnelle, s’enlise dans un dialogue de sourds un peu vain.
Macrocosme minimaliste
Porté presque essentiellement par des hommes, le film revisite vingt ans de l’histoire argentine, mais surtout il interroge le machisme ordinaire qui, acculé à sa propre perte, n’a d’autres solutions que profaner une défunte. Même morte, Perón demeure un danger pour le pouvoir viriliste et un emblème de liberté pour les révolutionnaires. Le minimalisme de la mise en scène, l’économie de moyens déployés par le réalisateur pour rendre compte de cette double équation décuplent la force de son discours. L’irréalité des lieux, que ce soit l’arrière d’un camion qu’on sait immobile ou une cave mal éclairée transformée par l’imaginaire en espace de torture, leur confère un universalisme poignant. Les sous-sols de Buenos Aires où l’on arrache les confessions sous la menace sont les mêmes que ceux d’Alger ou de Santiago, tout comme les visages des militaires sans scrupule et de leurs victimes se superposent d’un continent à l’autre. Avec parcimonie mais intelligence, Agüero esquisse les lois immuables de la domination des forts sur les faibles, des hommes sur les femmes, des vivants sur les morts sans omettre que les règles ont leurs exceptions. En Argentine, elle se nomme Eva Perón.