Chef d’œuvre d’Ermanno Olmi, Les Fiancés, de par son format relativement court (1h15) et sa trame épurée, peut apparaître comme un film simple et nu. Mais il n’en est rien ! La façon dont le cinéaste construit son récit, dont il imbrique le passé et le présent, à l’aide de flashbacks plus ou moins courts, apparaît d’une inventivité et d’une subtilité stupéfiantes. Le film est humble, à l’instar des gens qu’il montre, mais s’y diffuse subtilement un climat de tristesse contenue qui ne passe pas par des scènes chocs et dramatiques, mais via le simple récit de ces vies, celle du couple et de tous ceux qui les entourent. Dans le film, un ouvrier du nord de l’Italie accepte d’être muté dans une usine en Sicile où on lui promet un poste plus important, et donc mieux rémunéré. Mais afin de faire le grand saut, il se doit de laisser sa fiancée derrière lui et de mettre son père dans une maison de retraite. Arrivé en Sicile, la vie suit son cours, mais la solitude et la nostalgie des siens se font rapidement et cruellement sentir.
Moderne solitude
Le fiancé n’est pas celui qui fuit la misère, mais plutôt une existence qu’il considère trop morne à ses yeux. Ce n’est pas un pauvre du sud qui émigre vers le nord pour se retrouver dans un premier temps au bas de l’échelle sociale, mais un homme modeste du nord qui aspire à autre chose que ce qu’il vit, et qui pense que les qualifications qu’il a acquises à Milan lui permettront de prétendre à un place importante dans une Sicile industriellement moins développée. Mais cette quête d’une vie meilleure le condamne au déracinement. Ce qu’il apparaît, à travers le récit de la vie de ce couple, c’est la façon dont une forme d’industrialisation gigantesque, conçue avec un rationalisme scientifique qui semble tout écraser sur son passage, tout niveler et aplanir afin de poser ses assises, crée des emplois qui non seulement font miroiter des rémunérations finalement assez modestes, mais qui surtout redéfinissent totalement la place de l’individu dans la société. L’organisation au sein de l’usine, la cantine, les chambres minuscules et sans âme, les trajets de bus quotidiens, bien que montrés par Olmi avec cette distance et ce refus de créer des éclats ; tout cela reste malgré tout difficilement supportable et diffuse un sentiment de tristesse et d’abandon poignants.
En raison de son ambition financière et du confort matériel auquel il aspire, l’individu, pour atteindre ce but, réalise souvent trop tard qu’il a été amené à perdre quelque chose de lui-même en s’éloignant de ceux qui comptaient à ses yeux. Isolé, le fiancé éprouve rapidement le besoin de quitter les logements fournis par l’usine. Il aspire à se fondre au sein de la population sicilienne, à retrouver sa place dans un collectif, en louant une chambre ou un petit appartement loin des grandes structures, au milieu de la vie, des gens, des fêtes populaires qui égaient et maintiennent la flamme de la tradition et donc d’une structure sociale. Mais cette volonté d’échapper à sa solitude en tentant de s’inscrire dans le moule sicilien apparaît rapidement illusoire, tant cette société diffère de celle dont il est issu. Le film oppose ainsi une Sicile qui se modernise sous l’impulsion de capitaux et d’ouvriers spécialisés venus du nord de l’Italie, à une Sicile plus traditionnelle, plus typique, qui forme encore un tant soit peu un corps social reposant sur des traditions communes, malgré la misère et les privations.
Renouer en off de l’image
Le ton du film si particulier repose entre autre sur l’utilisation du format 1.85. Car cette image étirée permet au personnage principal de ne pas être forcément au centre du cadre, mais d’apparaître plutôt toujours légèrement décentré. De plus, il s’agit de ne jamais oublier que ce personnage s’inscrit dans un ensemble, qu’il soit géographique ou social, et que sa présence à l’écran crée un mouvement qui nous permet de découvrir autre chose que sa personne, des lieux, des individus, des classes sociales et leurs habitudes. Toutefois, cette présence discrète au sein d’un cadre gigantesque est aussi une façon de le ramener à sa solitude, à sa difficulté à s’inscrire dans un groupe et à trouver sa place.
Mais un autre régime d’images apparaît, que l’on pourrait qualifier « d’images mentales ». Au milieu de la solitude du fiancé surgissent des flashbacks conçus non pas uniquement en vue de recomposer un récit antérieur, mais qui apparaissent comme des réminiscences de ce qu’il a laissé derrière lui. Le visage de sa fiancée, celui de son père à l’hospice, ce qui s’est noué et dénoué, tout se rappelle à lui constamment comme pour mieux le hanter. Au réalisme extérieur du film, qui se manifeste notamment via l’aspect documentaire de la description des cadres sociaux, l’insertion via le montage de ces « images mentales » réussit à convoquer une dimension qui est celle de la vie intérieure du personnage. Puis, au téléphone ou par courrier, le fiancé éprouve le besoin de se reconnecter avec celle qu’il aime. La parole et l’écrit jaillissent alors comme pour exprimer un trop-plein de sentiments et de culpabilité refoulés, donnant ainsi au récit une dimension supplémentaire, celle des liens invisibles et mystérieux que certains êtres tissent entre eux. Ce que l’on n’avait pas dit, par timidité ou par une forme de retenue qui peut s’apparenter à un réflexe culturel, se manifeste alors comme un retour du refoulé, celui des besoins affectifs propres aux individus, et qui dans la logique économique se trouvent relégués au second plan. Ce second plan, celui de l’intimité, vient petit à petit glisser sur l’image, jusqu’à en prendre le contrôle.