Ses omoplates saillantes brillaient à l’affiche d’Attenberg et c’est de nouveau par les curiosités du corps que la composition d’Ariane Labed fait des étincelles dans un premier long-métrage. Dès l’ouverture du film, la protagoniste Alice semble se mouvoir avec spontanéité et indépendance, naturel en somme, dans son rapport aux autres notamment. C’est cette magnifique actrice une fois de plus (qui a d’ailleurs gagné le prix d’interprétation féminine à Locarno pour Fidelio) qui donne au film son ton et son élan, libres et sincères jusqu’à frôler l’absurde (ici entendu comme ce qu’on n’attend pas).
Cette étrangeté, qui fait de son corps un élément révélateur de l’anomalie du monde, passe dans Fidelio par la mise en scène d’un corps féminin désirant (et non objet du désir), entreprenant, qui assume aussi bien sa sensualité et son pouvoir de séduction que sa force – et par force on entend celle d’un corps libre de vivre pour soi, indépendamment, libre de choisir son destin comme c’est le lot de tout un chacun, et d’en assumer les conséquences. Ceci étant dit, on voudrait avec la réalisatrice faire comme si cette femme libre pouvait enfin échapper à ce qualificatif qui l’accable plus qu’autre chose ; saluer simplement la liberté à l’origine de sa création, comme un geste de franchise, sans doute envers soi-même avant tout. Un geste encore trop rare pour le cinéma français, et même les mentalités. Il ne s’agit pourtant que de détails anodins : savoir allumer la chaudière, parler cru ou ne se sentir pas coupable d’avoir plusieurs amants – être soi, et non ce qu’on nous dit que nous sommes.
Bonjour messieurs
Marin dans la marine marchande, Alice doit laisser à quai son bel amant norvégien pour remplacer, à bord du Fidelio, un second mort pendant la navigation. On connaît l’imaginaire qui entoure les marins et, surtout, la « vertu » des femmes restées sur terre avec l’attente. Inspirée par une de ses amies, Lucie Borleteau a dessiné autour de ce quotidien hors norme, dont elle a un temps pensé faire un documentaire, une tension sentimentale portée à la fois par l’absence et la proximité physique (puisqu’il y a deux amants).
En mer, Alice retrouve un ancien amour, capitaine qui fut autrefois son maître (au sens du professeur) et amant. Si le film a suffisamment l’intelligence des corps (grâce à Ariane Labed et Melvil Poupaud – qui joue ici le ténébreux et irrésistible amant) pour qu’on le comprenne dès leur première entrée en scène commune, leur passé se dévoilera peu à peu, par évocations, pudeur. Une finesse qui évacue tout sentimentalisme de cette romance. Partagée entre un homme envoûtant et son délicieux amant avec qui elle ne peut communiquer que par intermittences – et qu’elle peut encore moins toucher – Alice navigue, essuie quelques tempêtes, mais fonce droit avec l’énergie honnête et libertaire qui l’anime. La traditionnelle question induite par l’infidélité (celle de la culpabilité) est totalement évincée non pas du scénario (la question se pose indirectement par l’interaction entre les personnages), mais précisément de la caractérisation du personnage d’Alice, qui fait le choix d’assumer sa liberté dans les intermèdes marins qui la coupent temporairement du monde, et semblent lui laisser la chance de vivre deux vies, avec un homme qu’elle aime dans chacune.
Cette odyssée amoureuse au scénario ficelé selon les règles (intrigue secondaire comprise) va avec une sensualité bien à elle – qui, à l’image de sa protagoniste, se donne pour ce qu’elle est : simple et évidente. Commune, en somme. Mais c’est à cette franchise, d’autant plus si elle est féminine, que le cinéma nous habitue peu : celle d’une romance en bleus de travail dans laquelle personne ne joue à être sexy – si on entend le terme comme la version aseptisée et vendeuse de la sensualité. Ce ne sont pas seulement le cadre et les machines qui rythment le quotidien qui veulent ça : la sensualité est là, mais elle vient plus d’une tension narrative que d’un pauvre glamour enjoliveur. Lucie Borleteau montre les corps comme ils sont, ces corps qui vont les uns vers les autres et en parlent comme c’est.
La peau douce
Du documentaire, on sent le souvenir non seulement dans les conditions de production (en immersion, après recherches – la réalisatrice a par exemple fait passer des questionnaires parmi les marins pour les interroger sur leur intimité, d’où la remarquable acuité de son film et des dialogues surtout), mais aussi dans la mise en scène qui aime accumuler, grâce à la voix off que lui permet de créer la correspondance entre Alice et son amant norvégien ou la lecture d’un journal intime, des gros plans sur des détails du quotidien qui caractérisent les personnages et ouvrent l’imaginaire : photos, cartes postales, piles de livres dont on fait la revue… Une mise en forme romantique du quotidien, qui va bien à l’esprit et l’élan amoureux et altruistes du film, au milieu des machines qui impriment les corps de leur incessante vibration, de leur bruit assourdissant. L’arrivée d’Alice sur le bateau est à ce titre très belle : après un embarquement nocturne elle prend ses fonctions au matin sans avoir encore rencontré ses collègues. Dans la salle des machines, un casque sur les oreilles, personne ne s’entend mais chacun s’affaire déjà à sa tâche dans un court ballet, parfaitement orchestré.
Tout l’intérêt de Fidelio, au-delà de cet apport documentaire passionnant, vient de la dynamique qui le lance et est celle de son personnage : altruiste, honnête, simple, aimante. L’intrigue principale, comme l’explicite l’anecdote qui la seconde autour du journal du défunt (celui qu’elle remplace à bord du Fidelio, dont la mort constitue un mystère qui accompagne Alice dans sa découverte de soi), se donne comme un voyage intérieur, une quête spirituelle laissée justement en suspens – nous ne sommes pas là pour qu’on nous dicte les réponses.
C’est une erreur que la réalisatrice commet toutefois à un moment précis du film : elle décide, dans une étrange scène entre sœurs, d’interrompre littéralement les dialogues de son film pour faire intervenir ce qu’on croit représenter un snobisme parisien qui occupe trop le cinéma – à la différence du sujet dont elle fait le choix. Tout à coup l’élan est interrompu et se ferme dans un clin d’œil cynique et moqueur, totalement hors de propos.
Mon port d’attache
Par bien des échos, en tête desquels l’énergie libertaire de la protagoniste féminine et le thème de la mer et de la sexualité des marins, Fidelio évoque le film grec A Blast (Syllas Tzoumerkas, 2014), présenté lui aussi à Locarno cette année (dans celui-ci c’est Angeliki Papoulia, actrice principale de Canine, qui y joue précisément la femme d’un marin décidant de mettre fin à sa docile vie de mère endettée pendant que son mari la trompe en mer, mais sans mettre fin à ses jours…) La dynamique contestataire et l’énergie qui habite ces deux films, chacun porté par l’une des meilleures actrices de la nouvelle vague du cinéma grec, leur donne l’audace de se tenir suffisamment à distance de leur émotion pour que les films deviennent des récits de voyage. Voici comment une histoire d’amour devient l’odyssée intérieure et spirituelle d’une jeune femme : un voyage en mer, sur les flots vastes et tourmentés du désir. Fidelio est, avec Night Moves (qui semblait n’être qu’une histoire d’écologie et de paranoïa), le grand film féministe de cette année. Ses magnifiques personnages et interprètes forcent l’admiration et semblent se dresser, avec précision, évidence et beauté, contre les lubies d’un cinéma poseur qui se croit réaliste, et veut en cachette dicter la norme de nos comportements.