Paru en 2005, Freakonomics, coécrit par l’économiste Steven Levitt et le journaliste Stephen Dubner, fut un petit phénomène éditorial avec quelque cinq millions d’exemplaires vendus aux États-Unis et dans le reste du monde. Devant ce succès, une poignée de producteurs a eu l’idée saugrenue d’adapter au cinéma quelques-unes des idées développées dans cet essai, sous la forme d’un documentaire « à sketches ». Le spectateur réalisera une économie substantielle en s’abstenant d’aller voir le résultat en salles.
Ne vous attendez pas à ce que Freakonomics propose une critique de fond du modèle économique dominant. Le film comme le livre se sont choisi un angle d’attaque bien moins ambitieux, bien que potentiellement pertinent : ils remettent en question quelques « idées reçues » en les passant à la moulinette de l’outil statistique (auquel est un peu hâtivement réduite la science économique).
Les producteurs ont embrigadé une demi-douzaine de documentaristes – pas les plus inspirés, hélas. Le plus connu, Morgan Spurlock était déjà responsable du pénible Super Size Me ; il signe la première partie du film, qui est aussi la plus faible. Mais, au niveau formel, aucun des quatre segments qui composent Freakonomics ne surnage vraiment. Tous recourent aux mêmes effets faciles censés rendre leur vision ludique et séduisante : micros-trottoirs (soit le degré zéro de l’enquête et de la démonstration), musique sautillante, innombrables petites animations, fausse ingénuité du commentaire, surdramatisation, etc. Le plus souvent, l’image ne fait qu’illustrer platement ce que raconte l’incessante voix off. Concentré d’infotainment, Freakonomics aurait peut-être mérité d’être programmé un après-midi de semaine sur une chaîne de télévision généraliste, mais sa sortie en salles ne s’imposait pas.
La faiblesse de la mise en scène fait écho au simplisme du discours. Aux yeux du spectateur français, le film semblera enfoncer quelques portes ouvertes – quand on « découvre », par exemple, que le destin d’un enfant est bien moins conditionné par le prénom dont il a été affublé à la naissance que par son origine sociale… Toutefois, Freakonomics s’adresse en priorité au public américain, dont les préjugés ne sont pas forcément les mêmes que les nôtres. Et globalement, les thèses de Dubner et Levitt ne sont pas antipathiques ; la mise en évidence d’une corrélation entre la légalisation de l’avortement (sujet sensible s’il en est, de l’autre côté de l’Atlantique) et la chute de la criminalité dans les années 1980 est même assez culottée.
Pour autant, et même en tenant compte du contexte et de la volonté ouvertement vulgarisatrice de Levitt et Dubner, la plupart de leurs démonstrations restent modérément convaincantes, tant certains de leurs rapprochements sont hasardeux, et leurs présupposés problématiques. La démarche des auteurs est ainsi marquée par un positivisme un peu naïf : en vouant un culte aux Chiffres, censés pouvoir tout exprimer et tout expliquer, ils oublient que les statistiques peuvent aussi être manipulées, qu’on peut leur faire dire n’importe quoi, y compris le pire : rappelons que, dix ans avant Freakonomics, un autre succès de librairie américain, The Bell Curve, prétendait mettre en évidence scientifiquement des différences d’intelligence en fonction de l’appartenance dite « ethnique ». Par ailleurs, en posant le postulat que les individus ne sont mus que par leur petit intérêt égoïste, au détriment de tout autre valeur ou principe moral, Freakonomics ne s’éloigne guère de la vision étriquée de la société et de la nature humaine que véhicule la doxa libérale. Les auteurs sont bien moins iconoclastes qu’ils se prétendent.