Depuis une vingtaine d’années, Pip Chodorov œuvre, au sein de sa structure Re:Voir, à la découverte et la distribution du cinéma dit expérimental ou de recherche. Les cinéastes de son impressionnant catalogue d’édition DVD ou VHS ont pour nom Jonas et Adolphas Mekas, Stan Brakhage, Maya Deren, Philippe Garrel, Hans Richter, Isidore Isou, Len Lye, David Perlov… On retrouve beaucoup de ces réalisateurs dans son Free Radicals, film documentaire d’un passeur passionné qui fait découvrir un pan souvent méconnu de l’histoire du cinéma.
Le cinéma sur le cinéma est un exercice des plus compliqués. Chris Marker y excellait ; dernièrement Davy Chou livrait un film déchirant et intelligent sur le cinéma meurtri du Cambodge des années 1960 – 70. Mais, la plupart du temps, les films sur le cinéma se reposent un peu paresseusement sur un catalogue de prodigieux extraits qui leur renvoie le reflet de leur propre fadeur formelle. Le pari de Pip Chodorov de proposer un documentaire sur des films expérimentaux qui se sont pensés en opposition au marché, aux formats et aux codes semble donc a priori difficile à relever. On peut alors s’étonner de l’orthodoxie documentaire de Free Radicals qui oscille entre extraits, archives et entretiens, tous passionnants, mais à qui il manque peut-être ce supplément d’inventivité louée en permanence par le film et ses protagonistes. Il faut comprendre que Pip Chodorov, face à des films hors normes, défricheurs, opte pour une pédagogie en retrait, humble mais non dénuée de grâce. Tous les entretiens ont par exemple étaient filmés en pellicule, rappelant l’amour tactile de tous les cinéastes présentés pour la matière argentique.
Pip Chodorov, qui raconte son film à la première personne, endosse résolument le rôle de passeur. Être en retrait lui permet de faire des films-jalons du cinéma expérimental les réelles stars de Free Radicals. Agissant comme un cheval de Troie, Free Radicals insère des films entiers ou de longs extraits, et parvient à ramener certaines œuvres rares dans les salles obscures. Si nous découvrons aujourd’hui ces films le plus souvent au musée ou maintenant sur Internet, la salle de cinéma restitue à merveille leur ensorcellement hypnotique. D’ailleurs, comme nous le rappelle le film, l’Anthology Film Archives de New York est la prolongation de ces projections expérimentales des années 1960, organisées par Jonas Mekas qui s’acharnait à montrer les films dans les conditions du cinéma. L’un des plus beaux moments du film est par exemple ce Free Radicals de Len Lye à qui Pip Chodorov emprunte son titre : quatre minutes de pellicule grattée qui forment mots et ondulations pour faire danser l’écran. On saisit bien l’essence de ce cinéma : pulvériser et détourner en quelques minutes (ou au contraire en plusieurs heures) formes et supports. Contrairement aux idées reçues sur son intellectualisme, ce qui apparaît finalement ici c’est la dimension spectaculaire de ce cinéma. Si la pellicule brûle, si les couleurs éclatent, si les zooms n’en finissent plus et que les plans raccourcissent toujours plus, c’est pour enchanter les sens et bousculer le spectateur.
Quitte à jouer le rôle de pédagogue, on regrette que Free Radicals ne creuse pas plus le champ de pensée suscité par ce cinéma, véritable « ouvroir » cinématographique qui n’a pas échappé à un Gilles Deleuze à qui l’on doit des pages magnifiques sur Michael Snow par exemple. La parole revient surtout aux cinéastes, du maître Hans Richter au discret Mekas en passant par l’arrogant Maurice Lemaître. À la terrasse d’un café parisien, Mekas, Kubelka ou Breer ont l’élégance et l’espièglerie de vieux sages dégagés de tout plan de carrière et de besoin de reconnaissance. Mais leurs films nous auront dit qu’ils sont plus irrévérencieux que le plus punk de tous les punks.