Avant-dernier film d’Alfred Hitchcock, Frenzy est probablement l’un des moins connus de sa carrière, déjà en net déclin depuis le milieu des années 1960. Pourtant bien supérieur au Rideau déchiré, à L’Étau ou encore à Complot de famille, Frenzy étonne par sa capacité à synthétiser habilement toutes les obsessions de son auteur. Un film à redécouvrir !
Lorsque Alfred Hitchcock s’attèle à la réalisation de Frenzy, sa carrière souffre déjà d’un certain essoufflement. Plus de cinq ans après l’inégal Rideau déchiré, le réalisateur ne fait plus tourner les grandes stars d’Hollywood tout comme il a fait le choix de stopper sa légendaire collaboration avec le célèbre compositeur de musique de films, Bernard Herrmann. Bénéficiant d’un casting peu vendeur (mais de grande qualité), Frenzy fut pourtant un beau succès au box-office lors de sa sortie car, outre ses indéniables et très nombreuses qualités, le film a le grand intérêt de sceller les retrouvailles d’Alfred Hitchcock avec sa terre natale, la Grande-Bretagne, quittée en 1939 pour venir réaliser Rebecca à Hollywood.
De cette histoire de crimes en série et de faux coupable – thème que le maître du suspense a affectionné tout au long de sa carrière, de L’Inconnu du Nord-Express à La Mort aux trousses en passant par La Loi du silence – se déroulant à Londres, on aurait pu s’attendre à ce que la mise en scène privilégie les clairs-obscurs à la manière d’un John Brahm dans les splendides Jack l’Éventreur et Hangover Square. Mais à la grande différence d’un Psychose, le réalisateur tourne définitivement le dos à l’artificialité des décors et des jeux de lumières pour mieux ancrer son propos dans une certaine réalité sociale. Le plan d’ouverture – magistral – l’illustre parfaitement : en un seul plan-séquence, la caméra survole Londres, se rapproche en empruntant le cours de la Tamise pour finalement s’arrêter auprès d’un groupe d’individus qui, venus assister à un discours, feront la macabre découverte d’un corps nu de femme, étranglée à l’aide d’une cravate, gisant sur les rives du fleuve. La scène suivante le confirme : Richard Blaney s’impose par un savant jeu de raccord comme le coupable idéal car ses caractéristiques – alcoolique, rapidement sans emploi – ne lui donnent pas cette respectabilité sociale qui protège des pires accusations.
Autre élément nouveau dans la filmographie d’Hitchcock : le suspense. Ici, nul besoin d’attendre les dernières minutes pour connaître l’identité du criminel puisqu’elle nous est révélée au bout d’une petite demi-heure. Mais ce n’est pas pour autant que le film perd de son intérêt, au contraire. En effet, débarrassé de cette contrainte de tenir en haleine le spectateur, le réalisateur développe certains thèmes que la censure ne lui permettait pas d’aborder frontalement auparavant. Ici plus que dans n’importe quel autre film, la frustration sexuelle est véritablement au centre des motivations du violeur/tueur en série. Lors d’une célèbre scène qui créa quelques remous à l’époque, les vêtements déchirés d’une victime sont filmés en plans rapprochés, laissant apparaître massivement une poitrine de femme, chose à laquelle Alfred Hitchcock – qui déclarait que des actrices comme Marilyn Monroe ne l’intéressaient pas car elles avaient « le sexe marqué au milieu de la figure » – ne nous avait pas habitués.
Mais surtout, Frenzy n’hésite pas à mêler mort et nourriture jusqu’à l’écœurement, privilégiant toujours un humour noir et grinçant dans la droite lignée de Mais qui a tué Harry ? Au plan d’une victime grimaçante jusqu’au ridicule, peut succéder la longue scène de déjeuner de l’inspecteur de police, dégoûté par les expérimentations culinaires de sa femme (soupe de poisson avec des morceaux de tête, oiseaux microscopiques cuits au four). Mais le paroxysme est atteint lors d’une scène totalement absurde où le criminel tente de récupérer sa broche, prisonnière des mains d’une victime jetée nue dans un camion transportant des pommes. Comme dans La Corde – où des individus étaient invités à dîner sur un coffre contenant un corps mort – la nourriture revêt une dimension macabre, auréolée cette fois-ci d’un sens de la dérision très efficace. Si on peut concéder aux plus grincheux que le réalisateur n’atteint plus les sommets des Enchaînés et de Vertigo, force est de reconnaître qu’Alfred Hitchcock a pris un plaisir manifeste – et donc particulièrement communicatif – à recycler un certain nombre de ses obsessions en les vidant d’une superbe qu’incarnaient Cary Grant ou James Stewart pour les mettre entre les mains d’un criminel au look foncièrement ridicule. En un mot : jouissif !