Le destin — authentique — de Gabriel Buchmann n’est pas sans rappeler celui de Christopher McCandless relaté dans le livre et le film Into the Wild : un jeune fils de bonne famille part sur les routes à la recherche de sa vision idéalisée du vaste monde, en découvre avec ses yeux de grand enfant des visages (un peu) moins enchantés, et finit par mourir de sa présomption à l’appréhender. Mais le film Gabriel et la montagne s’ouvre sur une différence de taille : en flash-forward, avec la découverte de son cadavre, dans une anfractuosité du mont Mulanje au Malawi. C’est un plan-séquence patient sur des gens de la région qui, au milieu d’une de leurs tâches quotidiennes, finissent par trouver le corps, et l’identifient aussitôt comme « le Blanc » — laissant entendre que soit ils le connaissent, soit ils en ont entendu parler. Ce fut le cas dans la réalité : en août 2009, la disparition de cet étudiant brésilien parti faire le tour du monde fit grand bruit dans sa patrie, mais aussi dans les pays d’Afrique qui avaient été les dernières étapes de son parcours et où il avait fait quelques rencontres. Un de ses amis au pays était le réalisateur Fellipe Barbosa, qu’on a connu depuis comme auteur du très bon film d’apprentissage Casa Grande — lequel soulevait lui aussi la question de vivre avec ses propres origines bourgeoises. C’est Barbosa qui lui consacre cette curieuse reconstitution, où le défunt et sa petite amie sont joués par des acteurs professionnels, mais où des Africains ayant réellement rencontré Buchmann (et que le cinéaste a découverts et recrutés au cours de ses repérages) jouent leurs propres rôles, dans des scènes recréant à peu près fidèlement les interactions entre le touriste et les autochtones.
Double piste
La scène d’ouverture, avec cette découverte du corps d’un homme seul mais reconnu, pose d’entrée de jeu l’équilibre délicat que le film se donne à maintenir. À travers sa démarche mêlant création de fiction et recherche de traces documentaires, Barbosa veut raconter — et dans une certaine mesure confronter — deux visions de Gabriel, de ses rencontres avec l’Autre : la sienne propre qu’il reconstitue en fiction, et la vision publique donnée par les autochtones qui ont croisé sa route, matérialisée notamment par des extraits de témoignages recueillis par le cinéaste (de ceux-là mêmes, donc, que l’on voit par ailleurs rejouer les scènes). Tout au long du film, lequel peut se diviser en « chapitres » correspondant chacun à un temps passé par Gabriel auprès d’un habitant, la juxtaposition des deux perspectives se montre discrètement systématique : vers la fin de chaque chapitre, la voix off du témoin enregistré par le cinéaste commente la perception qui lui reste du disparu, globalement conciliante, tandis que le ton des scènes de fiction se montre parfois conforme à cette conclusion, parfois légèrement moins positive.
Un lent voyage
L’intention de Barbosa est assez claire : dresser un portrait aimant sans être angélique, nuancé sans être grave, de ce touriste prétendument éclairé dont la soif de rencontrer le monde n’était pas sans revers. Dans cette optique, c’est le portrait, exécuté avec la délicatesse qui honorait déjà Casa Grande, qui touche le plus juste : celui d’un homme qui se jette frénétiquement dans l’inconnu dont il nourrit par avance des idées un peu trop fermes pour être fiables. Il déploie une implication louable (jusqu’à suivre avec succès l’initiation des guerriers Maasaï au Kenya, pour conserver jusqu’à la fin les sandales traditionnelles qu’on lui a alors confectionnées à partir de pneus), mais n’échappe pas à l’orgueil de son propre émerveillement et de ses efforts d’intégration (il se prend véritablement pour un guerrier Maasaï blanc), ni à une certaine arrogance d’Occidental débarquant en territoire conquis (le territoire n’étant ici pas le pays mais l’inconnu). Cela dit, la justesse du portrait n’empêche pas le récit des aventures du sujet (et l’affirmation répétée de la nuance de l’hommage, notamment par l’effet de juxtaposition en fin de chapitre) de tirer un peu en longueur : tout en reconstituant avec doigté les faits, il se montre lent à faire avancer son point de vue sur l’individu, donnant parfois l’impression de piétiner sur ce qu’on sait déjà. La longue partie centrale où la petite amie de Gabriel le rejoint provisoirement dans son périple, par exemple, vaut plus pour la continuité de l’hommage à un ami que pour ce qu’elle nous révèle de ces personnages sur le fond : ainsi leurs prises de bec sur leurs visions du monde perspectives (toutes deux plutôt bourgeoises et « engagées » chacune à sa manière) ne font-elles finalement qu’appuyer les nuances que le film a auparavant apportées à l’ouverture au monde de Gabriel. Tout au plus en retient-on ce passage comme l’occasion de signes supplémentaires de la dégradation du rêve du touriste : la perte d’un objet trop fétichisé, le retour inéluctable à une solitude que le jeune homme, sans doute, désirait secrètement.
La première piste
À l’arrivée, Gabriel et la montagne se montre un hommage louable par sa sincérité, sa nuance respectueuse et sa délicatesse, mais qui délaie quelque peu ses efforts. Il peut aussi offrir un petit motif de déception, esquissant dans sa scène d’ouverture une autre piste d’approche de son sujet qu’il ne suivra pourtant guère. Ce flash-forward où Gabriel n’est déjà plus est la seule du film où son point de vue sur l’inconnu n’interfère pas : par le plan-séquence, c’est le cinéaste seul qui embrasse le fascinant paysage montagneux envahi par les herbes où des hommes s’affairent à une tâche ordinaire mais pour nous mystérieuse, nous laissant sans emphase excessive dans une contemplation quelque peu fascinée. À la fin du film, il sera permis de se dire que le film, en plus de son portrait entre lumière radieuse et ombre discrète, aurait gagné à jouer plus encore du décalage entre son propre regard de découvreur du monde et celui porté par son personnage.