Un an après la sortie du film de Danièle Thompson qui reconstituait quelques années de la vie de Paul Cézanne, c’est maintenant à Gauguin de voir les siennes transposées sur grand écran. Le film d’Édouard Deluc respecte les règles du genre : il ne s’agit plus de raconter une vie entière, de la naissance à la mort, dans l’ordre ou dans le désordre, mais bien une partie plus ou moins courte et signifiante qui, dans un élan métonymique, voudrait illustrer le tout. Et si quelques faces sombres du personnage portraitisé sont dévoilées, alors le film se voit préservé de la menace hagiographique. Gauguin remplit consciencieusement le cahier des charges de ce système : en se concentrant sur le premier voyage à Tahiti en 1891, le film cherche ouvertement à reconstituer la genèse de la période la plus célèbre de l’artiste tout en la contrebalançant d’aspects moins reluisants de sa personnalité comme son caractère autoritaire et machiste.
Sur le papier, le geste est un peu grossier mais louable. Sur l’écran, le résultat s’avère désespérant : tout est si stéréotypé que rien n’émeut ni ne fonctionne. Le séjour de Paul Gauguin est réduit à un livre d’images et une succession de paysages sublimés par une lumière trop travaillée, trop lisse et qui en disent bien plus long sur l’impensé publicitaire du projet — la sortie est corrélée avec l’exposition-événement inaugurée en octobre au Grand Palais — que sur leur importance dans le renouvellement créatif du peintre. Ce cinéma touristique ne s’embarrasse pas de légèreté : aucun cliché ne manque, ni la végétation luxuriante, ni les plages de sable blanc, ni les chœurs polynésiens, ni les jolies vahinés dénudées.
Le personnage Gauguin n’en est pas moins expédié : décrit comme un artiste tourmenté, pas encore reconnu à sa juste valeur et en froid avec sa famille, il valide toutes les caractéristiques rebattues du « génie blessé ». Il faut dire que l’incarnation proposée par Vincent Cassel n’aide pas à la mesure tant il pousse le cabotinage à son degré le plus grotesque, surjouant toutes les émotions la mâchoire serrée, les sourcils froncés et le regard vide. Rarement cet acteur, d’habitude si physique et félin, n’est apparu autant en détresse. De l’art du peintre, de sa technique, de sa sensibilité, le film ne rend presque rien : Deluc se contente de le montrer en train de griffonner quelques croquis, décorer une vitre, apposer une couleur sur la toile. Tout ce qui concerne la création en tant que telle est balayée du revers de la main pour laisser place à des éléments narratifs gonflés à outrance : la maladie qui frappe Gauguin devient un prétexte pour développer un personnage de médecin (Malik Zidi) et soigner toujours plus la reconstitution historique, en s’attardant sur la présence française à Tahiti et les hôpitaux de l’époque. Cette façon de fuir tout ce qui concerne la peinture montre en quoi le film est incapable de viser le sensible : tout ce que la jungle, par ses couleurs et sa densité, aurait pu convoquer de mystérieux et de magique est au mieux évacué, au pire, réduit à une sensiblerie pataude appuyée (un rayon de lumière dans les cheveux, un papillon sur une fleur et quelques notes de piano…).
Du ridicule au rance
S’il s’était contenté d’être ce film inerte et juste un peu ridicule, le Gauguin d’Édouard Deluc aurait été à ranger parmi les nombreux biopics sans âme qui fleurissent de temps à autre sur les écrans. Mais il cache peut-être quelque chose d’un peu plus perturbant. Le film s’ouvre par un prologue à Paris qui présente le départ pour la Polynésie du peintre comme un geste de rébellion vis-à-vis du petit conformisme du milieu artistique et bourgeois de l’époque et décrit donc Gauguin comme un personnage libertaire et idéaliste. À mesure que sa vie à Tahiti se prolonge, quelques accrocs apparaissent : le mâle dominant bougonne, enferme sa compagne pour s’assurer qu’elle n’ait pas d’aventures, enrage de voir ses œuvres copiées et vendues par les locaux… Mais c’est pour mieux passer en douce une opération de récurage dépourvue de trouble : la trame se fonde essentiellement sur la relation amoureuse entretenue entre Gauguin et sa muse tahitienne, Tehura (Tuheï Adams) — jeune femme dans la fleur de l’âge dans le film quand la véritable inspiratrice et concubine n’avait à peine que 13 ans. Jamais cette relation n’est ici interrogée ou seulement replacée dans le contexte social et moral de l’époque : le mariage arrangé a même le droit à une scène gracieuse qui laisse imaginer le consentement immédiat de l’adolescente. Par cette joliesse, le film semble vouloir contourner le problème, lisser la réalité du personnage Gauguin et éviter à tout prix la polémique.
Dans sa seconde partie, le film s’enlise dans la description monotone de cette vie à deux où Tehura n’est que la chose de Gauguin : la porosité du statut de modèle à celui d’objet sexuel est à peine suggérée par les poses lascives demandées par le peintre. De nouveau, Deluc s’échappe sans affronter ces questions. Les rares velléités d’émancipation de Tehura sont réduites à un vaudeville grotesque avec un jeune amant tahitien qu’il faut faire passer par la fenêtre pendant que Gauguin traîne sa peine dans les marchés ou à trimer sur les docks. En dehors de la case du couple, les autochtones sont privés de parole, ramenés à une simple fonction décorative, assurant le contrepoint exotique et archaïque à la civilisation occidentale, ses artistes, ses commerçants et ses médecins. Le film tombe dans le piège qui guette la plupart des biopics compassés : se contredire en mettant en scène l’avant-garde dans un style des plus académiques. Et en l’absence d’une écriture un minimum complexe (ils sont pourtant quatre scénaristes à apparaître au générique), Gauguin finit par rendre très mal à l’aise à force de préjugés et de poncifs d’un autre âge.