Après avoir visité de singulière manière le film de vengeance avec Blue Ruin, Jeremy Saulnier s’intéresse avec Green Room au survival, conservant le même souci de concilier plaisir du film de genre et regard de biais sur ce qu’il véhicule. Aucun fil rouge à chercher entre les épithètes chromatiques des deux titres, pas plus que de sous-texte politique citoyen dans l’intrigue du dernier : un groupe de jeunes punk-rockers échoue au milieu des bois de l’Oregon, dans une salle de concert peuplée de skinheads aux activités louches dont ils finissent par devenir les proies. Comme précédemment, il s’agit de jouer à « décaler » quelque peu la jouissance du spectateur à l’égard de la violence, que ce soit en en déjouant l’attente, en la retardant, ou en la faisant éclater par surprise (les amateurs de scènes-culte devraient retenir une certaine scène de coup de fusil à pompe reçu en pleine tête) de sorte que le plaisir du spectacle reste coincé dans la gorge (cette dernière sensation rappelant celle qu’on pouvait éprouver devant A History of Violence de Cronenberg). Mais pas de prétention au recul « méta » sur le genre, ni de prise de hauteur de démiurge : simplement une manière détournée, maligne mais jamais malveillante, d’observer les personnages, leurs tensions et leurs sévices sur un angle conscient mettant au jour leur rapport, précisément, à la violence. Ce qui suffit à rendre cette ambition nettement plus sympathique que les foires aux orgies sanguinolentes vendant à grand bruit de la jouissance tout en s’efforçant de jouir plus fort que la clientèle, que ce soient les facéties décérébrées à gadgets d’un Hardcore Henry ou les mimiques auteurisées à discours d’un Tarantino.
Gestion de l’agressivité
Blue Ruin rappelait à bon escient cette vérité un peu négligée par Hollywood, mais dont se souvint jadis Hitchcock, notamment dans une mémorable scène de meurtre du Rideau déchiré : « combien c’est difficile, pénible et long de tuer un homme ». Green Room, lui, joue sur l’idée d’une violence incontrôlable — non parce qu’elle serait extrême (pas de surenchère gore ici), mais parce que toute tentative d’en rationaliser les tenants et aboutissants serait vouée à l’échec. Certes, le pitch « punks vs skinheads » laisse présager un affrontement inévitable. Les futures proies elles-mêmes en jouent, lâchant au milieu de leur prestation scénique une chanson effrontément intitulée « Nazi punks, fuck off » devant un parterre d’extrémistes… lesquels s’excitent sans aller plus loin que des jets de canettes de bière, comme devant un simple spectacle raté, avant de recommencer à se laisser griser par l’énergie ambiante réconciliatrice. Même attisée, la violence ne se programme pas si facilement, et n’éclatera que quand il lui plaira, soit un peu plus tard à la faveur d’un geste accidentel. Et même alors, tandis que les étrangers anticipent déjà leur propre extermination, les maîtres des lieux jouent dans un premier temps l’apaisement, temporisent, planifient à l’extrême, envisagent des plans de secours, tâchent de contenir d’éventuels débordements qui leur seraient dommageables, de juguler le cataclysme entre le flegme du chef (excellent Patrick Stewart) et la servilité de ses sbires plus ou moins dépassés par les événements (dont le moins connu mais non moins excellent Macon Blair, qui tenait le premier rôle de Blue Ruin). En vain : peu à peu, entre les tentatives de chasse sans risque et l’instinct de survie des proie, la spirale meurtrière s’emballe.
Death to Cool
Il n’y a pas de violence propre. Cette évidence peut paraître une banalité, où certains pourraient anticiper une piètre excuse pour s’adonner à un bête jeu de massacre. Mais non : Saulnier ne s’appuie sur cette idée, et les scènes forcément choc qui l’illustrent, que pour mettre en scène des individus aux prises avec elle, quand bien même ils essaieraient de la conjurer. Le cinéaste s’intéresse sincèrement à ses personnages, jeunes frondeurs comme vieux salauds, se met à hauteur de leurs gesticulations face à la barbarie, et les fait exister au-delà de leurs étiquettes (punks, néonazis, jeunes, vieux, etc.). On repense à un bref moment du début — un raccord cut qui coupe la musique punk-rock qu’un des jeunes vient de faire retentir, pour enchaîner sur un lendemain matin silencieux et comateux : une manière de contrecarrer la vignette qui pouvait coller à ces personnages, de suggérer que l’essentiel qui les définit se révélera ailleurs. Pas de place pour la pose, pour la séduction, pour le paraître cool dans le spectacle de mort ; le seul personnage propre à faire office d’une telle caution iconique à la catharsis, la blondinette fatale campée par Imogen Poots, fait en vérité figure de présence monstrueuse, détachée du commun des mortels, presque aussi glaçante que les bourreaux. Saulnier ne boude ni son plaisir ni le nôtre ; simplement, il nous invite à ne pas le goûter si goulûment, à réaliser dans le même mouvement le sinistre qu’il salue.