Peut-on être professeur (pas même bon professeur) alors que l’on est junkie ? La question, traitée par la voie du pathos et d’une morale simpliste, pourrait donner un énième avatar d’un cinéma moral à thèse. Le jeune réalisateur Ryan Fleck, supporté par un Ryan Gosling impérial dans le rôle principal, choisit de s’éloigner des facilités d’un tel cinéma. Troublant, sombre et inconfortable, Half Nelson ose poser beaucoup de questions sans imposer aucune réponse.
Dan Dunne est professeur d’histoire dans un collège miteux de New York. Iconoclaste, il s’obstine à inculquer à de jeunes élèves des notions de philosophie de l’Histoire plutôt que des dates et des faits. Il est également, à l’insu de tous, drogué au dernier degré, et dans un état de déliquescence physique et morale que seul l’exercice de son apostolat lui permet de supporter. Lorsqu’il se rend compte que l’une de ses élèves menace de tomber dans le trafic de drogue, il tente de la secourir. Mais avec quelle légitimité ?
À considérer son argument, on peut se demander ce qui différencie Half Nelson d’un conte moral lénifiant à la Cercle des poètes disparus. Mais Dan Dunne n’est pas John Keating, et surtout, Half Nelson se focalise sur l’enseignant. Un enseignant, épris de la morale idéaliste de ses parents – ex-soixante-huitards désabusés – qui est parfaitement conscient qu’il prêche dans le désert. Qu’il est lui-même le contre exemple de tout ce que la morale civile tient pour idéal. Et qu’il devrait, en toute logique, baisser les bras et renoncer, de la même façon que Ryan Fleck, auteur avec Anna Boden du scénario, devrait renoncer à illustrer le périple de cet idéaliste en quête d’Idéal.
Dunne prêche, dans son cours, l’ouverture aux autres philosophies de l’Histoire. Il insiste surtout sur l’existence d’un concept oublié de la civilisation occidentale : le gris, l’entre blanc et noir. Et donc, l’entre bien et mal. Comment parvenir à confier au personnage d’un enseignant rongé par la drogue, incarnation double de ce que la morale considère à la fois comme l’un de ses plus grand hérauts, et l’une de ses pires némésis ? Réponse : parce qu’on peut être les deux. Et il faut tout le talent éclatant de Ryan Gosling pour incarner de façon crédible l’oxymoron Dan Dunne. L’acteur, très impliqué dans son rôle, s’est lui-même remis en question lors du tournage, préparant des mois à l’avance son personnage avec David Easton, le professeur dont son personnage est inspiré, et avec le père de Ryan Fleck, à l’origine de la plupart de l’idéologie du film.
La mise en scène de Ryan Fleck est à l’avenant, refusant toujours de sortir du clair-obscur, niant la temporalité de l’existence de son personnage principal, allant même jusqu’à adopter son propre point de vue, si chaotique – et donc si difficilement narratif – qu’il soit rendu par les drogues. Les rapports entre les personnages principaux sont presque exclusivement montrés en gros plan, prenant manifestement le parti de reproduire le regard de chacun (notamment dans la scène où Drey découvre son prof défoncé, gisant sur le sol des toilettes), de souligner l’intensité du rapport entre eux. Et ainsi, de souligner la subjectivité inhérente à ce regard, exclu de toute morale préétablie. Clair-obscur, le film l’est également par le choix de la lumière, très travaillée, et stigmate d’intérieurs qui renvoient au film éponyme de Woody Allen. Comme dans celui-ci, le matériel et le spirituel se confondent (d’autant plus que le film ne se déroule pratiquement jamais sous la lumière du jour) : les êtres comme les choses sont confinés, et en déliquescence.
Malgré son sujet propice à toutes sortes de déclinaisons moralistes, Half Nelson reste sempiternellement dans un flou humain, faillible, et qui n’est pas, en fin de compte, moralement juste. Car aux donneurs de leçons, quels qu’ils soient, le film répond par une liberté de ton inhabituelle, dérangeante, qui laisse son auditoire en perte de repaire. Il y a une morale dans Half Nelson, mais elle est ténue, difficile : certes, Dunne est, finalement, un héros. Certes, la morale pourrait se satisfaire d’une conclusion qui soulignerait le retour de l’égaré vers des voies manichéennes, mais le film se clôturera sur une incertitude. Le combat est-il gagné ? Peu importe : l’essentiel est de mener ce combat, de quelque façon que ce soit. « On ne se bat pas dans l’espoir du succès », dit le poète.
Tournant le dos à la facilité d’un conte lénifiant, le nouveau film de Ryan Fleck impose à la fin les deux scénaristes, Anna Boden et lui-même, ainsi que Ryan Gosling comme d’indéniables fers de lance d’un cinéma engagé d’une nature renouvelée. Loin de s’enflammer pour des causes grandioses – un élément toujours plus incendiaire – ils choisissent d’exprimer, de par l’intégrité intellectuelle de leur scénario autant que par leurs choix artistiques, l’importance de la lutte en elle-même. Par un film qu’on devine profondément mûri et réfléchi, par les acteurs comme par le réalisateur, Gosling, Fleck, Boden, ainsi que la jeune Shareeka Epps entrent sans fanfare dans la cour des grands, mais cela ne diminue en rien la grandeur de leur performance artistique.