Un film en provenance du Paraguay distribué dans les salles françaises, ce n’est pas si fréquent. C’est même un euphémisme : le dernier film réalisé en 35mm au Paraguay et sorti en salles (et en l’occurrence, même pas en France !) date des années 1970 ; il s’agissait d’un long métrage entièrement approuvé par le régime dictatorial du président Alfredo Stroessner… Si certains cinéastes étrangers sont venus tourner au Paraguay, allant parfois jusqu’à employer des comédiens autochtones, le pays ne possède pas d’industrie cinématographique. Quelques réalisateurs se sont essayés à la vidéo, mais Hamaca Paraguaya est le premier film paraguayen tourné en 35mm à bénéficier d’un rayonnement international : présenté dans de nombreux festivals, il faisait notamment partie cette année de la sélection Un Certain Regard à Cannes.
La réalisatrice, Paz Encina, n’en est pas à son coup d’essai : elle a mis en scène une poignée de courts dont l’un d’entre eux préfigure ce premier long métrage. Le contexte du film est historique : entre 1932 et 1935, le Paraguay est en guerre contre le Chili pour la possession du territoire du Chaco, à l’époque exclusivement habité par des peuples indigènes. Les paysans furent mobilisés dans le conflit et bien que le Paraguay en sortit vainqueur, ceux-ci furent privés de l’acquisition de leurs terres. Hamaca Paraguaya n’est pas l’histoire de cette dispute de territoire mais met en scène un couple de paysans, Candida et Ramón, qui attendent patiemment le retour de leur fils, parti au front. Isolés, ils ne savent pas que la guerre est finie et que leur fils est mort au combat. C’est cette attente, cette incertitude qui intéresse Paz Encina, et certainement pas une quelconque fresque historique ou un mélodrame familial. Le film se distingue d’ailleurs par des choix esthétiques assez radicaux : composé exclusivement de longs plans larges et fixes, Hamaca Paraguaya confronte le spectateur à l’ennui infernal qui compose le quotidien de ses personnages.
Le minimalisme déployé par la cinéaste met à rude épreuve les nerfs du spectateur : de toute évidence, cette mise en scène du rien ne s’adresse pas à tout le monde. Le procédé surprend, irrite, mais ne peut être réduit à la caricature d’un certain cinéma poseur et nombriliste. Sous le calme apparent de plans où rien ne se joue, où le geste du comédien est lent et répétitif, fourmillent l’incompréhension, la colère, la folie d’un chagrin inavoué que l’incertitude rend plus violent encore. Candida et Ramón répètent les mêmes gestes inlassablement − c’est ce que l’on voit − mais à l’intérieur, c’est le chaos total, la folie en marche − c’est ce que l’on entend, par un procédé de désynchronisation entre ce que les personnages semblent dire, qui nous est caché, et ce que la réalisatrice nous permet d’écouter : la voix off de leurs pensées, de dialogues intérieurs absurdes et parfois bouleversants, comme lorsque le père parle à son fils mort.
Paz Encina refuse toute émotion facile ; finalement, ce qui intéresse la réalisatrice, ce n’est pas la mécanique de la douleur, mais cet effet collatéral de toute guerre : l’attente des familles, dans un lieu et une époque où la communication n’existe pas, où l’absence d’information protège et détruit en même temps. D’une part, il y a cette distance entre le spectateur et les personnages, imposée par le cadre ; d’autre part, une immersion totale dans les tourments intérieurs de ceux-ci : c’est dans ce décalage que se niche le cinéma de Paz Encina, cet espace résolument politique où la réalisatrice nous invite à dépasser notre condition de spectateur passif des images du monde pour, enfin, nous confronter à la violence et à l’horreur du vécu de ces personnes, de ce pays dont nous ignorons tout. Paz Encina est paraguayenne, et la surprise provoquée par ce film inattendu d’un pays où le cinéma n’est qu’un rêve est l’universalité du propos : où que l’on soit né, l’attente imposée par la guerre est un cauchemar. Les choix esthétiques de la réalisatrice peuvent rebuter, mais force est de reconnaître que la cohérence entre forme et fond font de ce premier film une œuvre extrêmement maîtrisée.