Publié en 1975, le roman High-Rise de J.G. Ballard est une des œuvres d’anticipation parmi les plus noires de sa décennie. Connu en France sous le nom de I.G.H, il relate le glissement progressif des locataires d’une grande tour d’habitation vers une barbarie sanguinaire et festive. Chose étonnante, le chaos n’a pas ici de véritable point de départ, il s’agit plutôt d’une évolution naturelle. C’est dans cette « absence de début manifeste » que se tient toute la portée d’une œuvre oscillant entre allégorie et satire, visant à décrire un mode de vie occidental voué à sombrer dans la violence la plus totale. Plus qu’une descente, il s’agit ainsi d’une « montée en enfer ». En commençant par la fin de la même manière que le roman, le film de Ben Wheatley s’ouvre sur la présentation du Docteur Laing (Tom Hiddleston), installé au sommet de la tour alors qu’il se prépare à manger un chien. Cette situation n’est pas vécue comme un échec, mais bel et bien comme un aboutissement, une libération : le chaos est ce à quoi l’homme du vingtième siècle prétendrait, sans jamais se l’avouer. Alors qu’il se trouve au sommet de cette sinistre évolution, le personnage-narrateur se sent « enfin chez lui ».
Il y a vingt ans, David Cronenberg avait choisi d’embrasser pleinement la perversité des personnages de Crash (autre roman de Ballard intégrant ce qui est désormais connu sous le nom de « trilogie de béton ») au point d’en vider le contenu narratif. Il avouait d’ailleurs n’avoir découvert le roman que très tard, et le trouver trop dense. Son envie se résumait plutôt à restituer l’étrangeté de l’œuvre, à rester fidèle à sa puissance de subversion plutôt que d’en adapter son contenu. Se proclamant très grand admirateur de l’œuvre de Ballard, Ben Wheatley opte pour la démarche opposée, décidant de coller au plus près de la trame originale aussi chargée soit-elle. Si Crash était un travail sur le vide, High-Rise opte ainsi pour l’opulence. Le résultat ne manque certes pas de propositions en tous genres, mais le réalisateur de Kill List pèche par excès de surenchère, au point de rendre parfois indiscernables les enjeux d’un film tenant plus de l’hommage maladroit que de l’adaptation inspirée.
Objet (de) culte
Vouloir coller au plus près d’une œuvre aimée peut ainsi poser un certain nombre de problèmes. Paradoxalement, certains aboutissent même ici à de véritables contre-sens. Le plus visible d’entre eux découle de cet étrange choix d’avoir situé le film en 1975, date d’édition du roman, et non de le transposer dans un contexte contemporain (après tout, les spéculations de Ballard sur l’architecture et la société sont toujours d’actualité). Ce récit pensé à l’époque comme une anticipation se transforme alors en une uchronie, ce qui en change toute la portée : la projection se mue en un regard en arrière, et nous place à distance des événements qui nous sont présentés. La jubilation du réalisateur à nous livrer des années 70 hautes en couleur n’arrange d’ailleurs rien à l’affaire, avec un festival ininterrompu de coiffures, de costumes et d’objets d’époques, le tout baigné dans le filtre orange de circonstance. Nous avons même droit à un effet kaléidoscope… Il en va de même pour la narration, exagérément hachurée et elliptique, dont on imagine qu’elle cherche à restituer la perception vacillante des personnages, aboutissant à une succession effrénée de scènes plus ou moins articulées entre elles. La compréhension de l’architecture des lieux, pourtant essentielle, se voit elle aussi sacrifiée par un incessant sur-découpage de l’action. La densité du film est d’ailleurs telle qu’on ne peut jamais prendre le temps de saisir la portée de ce qui se passe, la listage des événements (jusqu’au plus horrible) primant sur l’évidente nécessité de s’attarder sur quelques uns. Cette fascination constante pour le matériau originel devient alors ce qui reste de plus visible, comme un culte pour une idole qu’il faudrait fleurir à hauteur de l’amour qu’on lui porte.
Il faut bien reconnaître cependant qu’il demeure quelque chose du film de Wheatley, transparaissant tout particulièrement dans ce regard à la fois détaché et ahuri de Tom Hiddleston. Son personnage affiche ouvertement une certaine distance, peut-être même de l’ironie face à la décadence qui l’entoure, positionnement qu’il semble vouloir maintenir coûte que coûte pour pouvoir participer au festin en toute impunité morale. Son obsession à trouver la bonne couleur pour repeindre son appartement, alors même que le monde s’effondre autour de lui, ouvre une belle ambiguïté. Est-ce un symptôme de démence ou une manière désespérée de se préserver de la folie qui l’entoure ? Cette simple question permet de laisser un peu de place à la projection, et donc à l’imaginaire. Malheureusement, la constante frénésie formelle ne laisse la plupart du temps que bien peu de place aux personnages pour exister (l’architecte de l’immeuble interprété par Jeremy Irons par exemple, personnage essentiel et pourtant très faible). Le film ne parvient que trop rarement à s’intéresser à ce processus d’acceptation de la violence par ceux qui en sont simultanément les auteurs et les victimes. C’est bien dommage, car en dehors de cela le film se vide de tout enjeu particulier, et se limite à une énième et complaisante contemplation du désastre.