Depuis les morceaux de bravoure de Jean-Pierre Melville, l’application méthodique à décrire les méthodes en rapport avec le crime est devenue un lieu commun du cinéma de genre. Casses, braquages, assassinats par des professionnels, espionnage… La procédure criminelle détaillée par une caméra attentive impressionne toujours, lors même qu’elle pourrait n’être brandie que comme cache-misère. Ici, c’est le Danois Tobias Lindholm qui s’y colle ; on le connaît pour avoir participé à l’écriture de la série de politique-fiction Borgen et de deux films de Thomas Vinterberg, Submarino et La Chasse. Il s’applique à sa tâche de peinture détaillée avec le soin et la volonté de réalisme adéquats. Or ces qualités seules ne font pas vraiment un film. Et la bonne nouvelle est que Hijacking a un peu plus que cela à proposer.
Mimétisme prudent
L’intrigue aurait pu être directement extraite d’un reportage. En plein océan Indien, un navire danois est arraisonné par des pirates somaliens. À terre, au Danemark, la société propriétaire du bâtiment doit gérer la crise, communiquer avec les familles sans exciter la presse, négocier la rançon. Otages, pirates, cadres, familles : Hijacking s’attache avant tout aux échanges entre ces groupes et au sein d’eux, tractations aux formes diverses (contrôle de l’information, briefings, marchandage, bras de fer psychologique), comptant sur le réalisme des dialogues et des situations-types pour créer l’attente et le suspense. Même un acteur amateur comme celui qui joue presque son propre rôle en celui du très professionnel et anglophone conseiller en sécurité maritime (Gary Skjoldmose Porter exerce réellement ce métier) se montre tout à fait convaincant. Le film, lui, met plus de temps à emporter le morceau : son mimétisme du réel donnant la première impression de relever plus de la besogne académique que d’une prise de position cinématographique. Tobias Lindholm n’est visiblement pas de ces cinéastes dont le souci de réalisme vise à transporter le spectateur vers des considérations moins terre à terre, comme la sécheresse des âmes condamnées chez Melville, ou la fascination esthétique chez Michael Mann (quoi qu’on puisse penser, pour ce dernier, de ce cinéma de styliste auquel on tend à prêter plus de sens qu’il n’en a). Le manque de direction esthétique peut être facilement assimilé à de la mollesse. Mais c’est en creux qu’on découvre que l’approche n’est pas si neutre, qu’elle recèle un aperçu concerné d’une certaine marche du monde.
Le scénario de Lindholm lui tend de grosses perches qu’il se garde pourtant de saisir, peut-être parce qu’elles pourraient être trop glissantes pour lui : ainsi ignore-t-il les allégories que fait miroiter cet affrontement entre la compagnie danoise et les pirates somaliens, sur le « rapport Nord-Sud », ou sur un rapport de classes entre nantis aux mains propres et pauvres armés. Ce qu’il filme ici se résume à un bras de fer purement marchand, entre des négociants réfugiés dans le bon droit et d’autres moins scrupuleux, où le facteur humain est réduit à une monnaie d’échange. Ce n’est bien sûr pas dans ce face-à-face, dans la prudence avec laquelle il est mis en scène, qu’il faut chercher quelque discours sur l’humanité qui aille au-delà du convenu : c’est entendu, les pirates ne sont pas des barbares (même si n’importe qui pourrait déraper avec un AK-47 entre les mains), pas plus que les négociateurs en costume-cravate ne sont de froids suppôts du capitalisme occidental. En fait, c’est plutôt contre les leçons faciles d’humanité que se joue le propos en filigrane de Hijacking.
Humains, trop humains
Le spectacle du réel qu’offre le film est plusieurs fois troué d’élans humains relevant nettement de conventions de fiction ; or le drame même qui se joue semble se dresser à chaque fois pour recadrer ces élans, les remettre à leur place de conventions maladroites et voués à être instrumentalisées. Au début, avant l’assaut, le cuisinier du navire clame aux autres marins que son ingrédient essentiel est l’Amour, puis s’empresse d’éclater de rire, comme pour désamorcer la niaiserie de sa proposition. Plus tard, il implore en sanglotant son patron de céder, avec des accents mélodramatiques et pathétiques non feints mais néanmoins encouragés par ses ravisseurs ; entre-temps, à l’autre fil, tel un président de film hollywoodien, le patron a décidé, contre l’avis de son entourage, de négocier directement avec les preneurs d’otages. Voilà qui ressemble à de grosses ficelles dramatiques pour caractériser des personnages principaux sympathiques (le brave marin fiancé et papa qui n’a rien demandé, le patron fixé à ses objectifs mais humain) ; pourtant, la façon dont le drame de la négociation en use va déjouer cette grossièreté en faisant de celle-ci même l’élément central d’un discours moins édifiant. Cela tient à l’observation très simple du principe de la négociation d’une rançon : cette humanité démonstrative, et souvent brute et maladroite quand elle se met en avant, c’est précisément ce qu’exploitent les ravisseurs pour maintenir la pression, et aussi ce que leurs interlocuteurs tiennent à éviter absolument pour ne pas fragiliser leur position.
Lindholm ne filme pas seulement une mécanique, il met aussi en évidence la façon dont, au sein de ce fonctionnement, l’humain réduit à l’état de marchandise, de jeton de mise dans un obscène concours de bluff, devient l’élément qui suscite le plus de méfiance, le maillon faible, l’idée à laquelle on se demande s’il faut croire ouvertement de peur de tomber dans un piège (ce n’est pas pour rien que la caméra finit par laisser le patron se réfugier derrière des vitres et des écrans pour affronter sans risques l’humanité déchirée des familles). Ce piège se confond alors astucieusement avec l’appât larmoyant que fait mine de nous tendre le film, dont les potentielles faiblesses se retournent en un élément propice à observer les événements au-delà du spectacle qu’il nous en donne. Et la petite machine à suspense mimant le réel de devenir une fenêtre pour un intéressant regard, un constat plutôt sombre sur la place de l’humanité dans un monde marchand. On peut toujours regretter l’usage limité de l’image par Lindholm pour affirmer cette perspective ; mais on lui sait gré de l’avoir entrevue, et d’avoir tâché de nous la faire entrevoir.