Premier volet d’une trilogie qui voit le jour grâce à un financement participatif, Du pain et des roses est une adaptation d’Une histoire populaire des États-Unis, l’ouvrage pionnier de Howard Zinn, publié en 1980 dans sa version originale et traduit en France seulement en 2002. Auréolé d’un succès mondial inattendu et désormais considéré comme un classique, ce manuel de contre-histoire reformule à sa manière l’approche développée par Walter Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire, qui se proposait d’écrire celle-ci du point de vue des vaincus. Et, s’agissant des vainqueurs, Benjamin et Zinn se réfèrent moins aux nations victorieuses sur le plan militaire qu’aux industriels ayant remporté sur tous les fronts la guerre menée contre les classes laborieuses. « Ce sont toujours les héritiers des vainqueurs qui marchent sur les corps gisants ; l’historien y songe avec effroi et s’écarte autant que possible de cette transmission », écrivait en 1940, peu de temps avant sa mort, Benjamin, dans un style prophétique qui préfigure de manière saisissante la praxis de Zinn.
Mythes fondateurs en lambeaux
Le documentaire d’Olivier Azam et de Daniel Mermet – qui fut, 25 ans durant, l’animateur de l’émission culte de France Inter Là-bas si j’y suis – s’inscrit dans la continuité directe de leur précédent, consacré à Noam Chomsky. Le célèbre linguiste et philosophe américain est d’ailleurs mis à contribution dans ce portrait de son ami Howard Zinn, portrait qui n’en est pas tout à fait un, l’ambition étant ici, encore une fois, de porter à l’écran son ouvrage le plus connu, avec un souci pédagogique pris en charge par la narration de Mermet lui-même. Le thème est passionnant et il est difficile de ne pas souscrire à la thèse défendue par Zinn, pour qui l’Amérique triomphale du supposé self-made man doit d’abord sa prospérité à l’exploitation systématique de ses populations et minorités les plus pauvres – Amérindiens, esclaves, Noirs, immigrés, ouvriers. Quand celles-ci ne sont pas envoyées en première ligne de conflits répondant avant tout à des impératifs économiques ou massacrées dans la répression impitoyable des mouvements syndicaux.
Qu’apporte de plus ce projet au texte que sa lecture ne nous avait déjà appris ? La réponse à cette question tient en partie dans le témoignage de l’historien lui-même, que les documentaristes ont pu rencontrer avant son décès, en 2010, et au travail d’anamnèse auquel il se livre devant la caméra. Fils d’immigrés juifs installés à Brooklyn au début du XXe siècle, Zinn a fait successivement l’expérience de la Grande Dépression et celle de la Seconde Guerre mondiale, qui aura raison de son idéalisme de jeune conscrit antifasciste et fera de lui un pacifiste résolu. En faisant le récit de l’éveil de sa propre conscience de classe, Zinn pose les conditions de la réappropriation légitime de leur discours par les opprimés de tous bords, dont il fut. Plutôt que de s’exprimer au nom des autres, l’universitaire a su rendre à ces derniers la parole qui leur avait été confisquée par la grande Histoire, celle dont ils sont restés longtemps le peuple invisible. « L’avantage des pauvres sur les sociologues, c’est qu’ils savent de quoi ils parlent », affirme la voix off Mermet, qui a eu aussi, avec son collaborateur, la judicieuse idée d’inviter des syndicalistes actuels pour évoquer les épisodes emblématiques des luttes ouvrières états-uniennes dont ils reprennent aujourd’hui le flambeau.
Didactisme à double tranchant
Ces choix paraissent toutefois insuffisants pour sortir ce documentaire de l’ornière du cinéma militant, où la primauté des enjeux politiques et intellectuels à l’ordre du jour relègue souvent toute ambition formelle au second plan. Mais, à partir du moment où il a été décidé de le sortir en salles plutôt que de le programmer à la télévision, on est en droit d’interroger aussi ses enjeux de mise en scène, qui se résument simplement à un montage d’images d’archives et de séquences d’entretiens. Entièrement acquis à la cause de son sujet, Du pain et des roses semble taillé sur mesure pour organiser des projections-débats avec le lectorat du Monde diplomatique, d’où les considérations esthétiques risquent d’être singulièrement absentes. Pourtant, comme l’ont montré des regards différents aussi différents que ceux de Joris Ivens, Jean-Luc Godard ou Guy Debord, la critique sociale, lorsqu’elle prend la forme de l’essai, peut y gagner une beauté qui n’entame en rien sa charge subversive. C’est un peu de cette poésie-là qu’il eût été souhaitable d’injecter dans cet exposé aux allures de cours magistral.