Après la sortie confidentielle de Cages (2006), histoire d’un amour bouleversé par un accident de voiture plongeant une femme dans un mutisme destructeur, Olivier Masset-Depasse confirme sa capacité à explorer avec délicatesse des trajectoires féminines tortueuses. En reconstituant l’univers d’un centre de rétention administrative dans Illégal, il décrit le désespoir d’individus broyés par la violence d’un système implacable. Dans le flot récent de fictions sur la clandestinité, le réalisateur tire plutôt bien son épingle du jeu avec ce film présenté à la dernière Quinzaine des réalisateurs cannoise. Si quelques scènes plus fragiles détonnent avec la rigueur de l’ensemble, Illégal construit pourtant un discours convaincant en se concentrant sur une figure maternelle à la détermination sans faille.
Des raisons qui ont poussé Tania à fuir la Russie avec son fils Ivan huit ans plus tôt, nous ne saurons jamais rien. Nous ne saurons rien non plus du parcours de ses co-détenues avant leur arrivée au centre, ni des raisons qui poussent leurs geôlières à exercer une activité dont elles mesurent le caractère répugnant. Dans le Centre 111 bis, personne n’est à sa place et tout le monde le sait. Tania arrive là comme une criminelle, dont la seule faute est d’avoir échangé quelques mots en russe avec son fils dans un bus et de s’être ainsi dévoilée à des agents de police en civil. Que cette femme soit socialement intégrée dans la société belge et le monde du travail, parlant un français parfait, que son fils soit scolarisé depuis des années, ne change rien à l’irrégularité de sa situation. Aux yeux d’un système où elle n’est qu’un dossier vide, son intégration n’a pas d’importance. Elle doit littéralement disparaître, et cela commence par la rétention dans ce centre aux couloirs sombres et défraîchis, où elle découvre avec stupeur une multitude de femmes et d’enfants dans l’attente angoissante de leur expulsion. Le regard du spectateur et celui du personnage viennent se confondre pour pénétrer dans cet environnement carcéral dérangeant, à la fois connu et mystérieux. Le centre de rétention reconstitué par Olivier Masset-Depasse n’est pas caché : une rue longe le bâtiment et des voyageurs attendent un bus, détournant simplement le regard des fenêtres grillagées. Dans ce lieu transitoire, l’objectif de Tania est simple : ne pas permettre au système de l’identifier dans l’espoir d’être relâchée. Au milieu de pleurs des enfants mus en une complainte déchirante et dans la confusion des langues d’un Babel honteux, Tania s’acharne aussi à poursuivre l’éducation de son fils, resté à l’extérieur. Ivan oscille entre rébellion adolescente et sentiment de culpabilité, à l’autre bout d’un poste de téléphone collectif où les unités défilent toujours trop vite pour la mère impuissante.
L’identité des personnages découle d’une réalité propre au territoire belge, où la présence de russophones sans-papiers est significative. En choisissant de construire son récit autour d’une figure féminine et européenne, Olivier Masset-Depasse désamorce aussi le cliché du clandestin comme figure d’altérité et de marginalité. Le sort qui est réservé à Tania n’en est pas plus révoltant que pour un autre « sans-papiers », quelle que soit sa nationalité. Mais à travers ce cas particulier, Illégal souligne que l’individu « sans-papiers » est un être humain comme les autres, autant que les autres, et non un Autre. Tania est en effet montrée comme la voisine sympathique et timide que l’on croise sans y prêter attention, la mère parmi les autres à la sortie du collège, juste assez collante et démonstrative pour faire honte à son fils devant ses copains. Le fait qu’elle soit interprétée par la belge Anne Coesens, dont la prononciation de la langue russe est généralement crédible, vient participer à la construction d’un sentiment de proximité avec une femme ordinaire. Et si le film se conçoit comme un délicat cri d’alarme social, il s’inscrit aussi dans le mouvement général du travail du cinéaste depuis son premier court-métrage. Présente dans tous ses films, Anne Coesens y est devenu à la fois un motif d’écriture et un élément plastique caractéristique.
Tout au long du film, la caméra portée à l’épaule vibre au rythme des émotions contrariées d’une femme condamnée à taire son identité et à attendre, encore et encore, sans jamais savoir réellement quelle sera la prochaine étape d’un lent processus d’expulsion. La récurrence des gros plans et le choix de focales courtes créent un étau autour du corps las et du visage contrarié d’Anne Coesens. Cette contrainte imposée à notre regard rend le danger du hors champ d’autant plus présent. Nous voyons uniquement ce que son personnage peut voir, placé dans une incertitude permanente. La violence physique pénètre lentement le champ, par le truchement du personnage d’Aïssa, clandestine récidiviste. Les commotions sévères de cette jeune malienne (Essé Lawson) demeurent longtemps les seuls indices d’une brutalité facile à imaginer et inutile à représenter. La violence concrète ne sera exposée à l’écran que lorsque Tania en fera elle-même les frais, en toute logique avec la rigueur du choix de focalisation. Mais ce passage nécessaire à la démonstration dramatique s’inscrit malheureusement dans un dénouement quelque peu maladroit au regard de la cohérence narrative et esthétique du reste du film.
Contrainte avec brutalité de monter dans un charter, Tania est temporairement sauvée par l’intervention d’un commandant de bord aux propos super-héroïques : « Dans cet avion, la loi c’est moi ! ». La maladresse des dialogues déclenche un léger rire (incompatible avec la gravité de la situation représentée) et vient entacher la crédibilité d’un récit filmique sérieux et exigeant. Quel dommage de déraper ainsi, juste avant de montrer Tania payer le prix de la contestation à son corps défendant ! On reste aussi sceptique devant un dénouement en forme de pirouette, où l’image se fige sur un faux happy-end que l’on sait bien éphémère. La dernière scène ne semble exister que pour donner un point final au film, qui ne peut durer aussi longtemps que la lutte du personnage pour asseoir sa légitimité à vivre dans le pays qu’elle s’est choisie. La conclusion excessivement sentimentale rompt avec l’atmosphère âpre construite dès les premiers plans, dans un film où tous les partis pris de réalisation étaient cohérents avec l’intention de traiter avec simplicité et sans sensiblerie un sujet délicat.