In the Family, de Patrick Wang, est un pari tout aussi fou que raisonnable. Fou, parce que se pose la question de savoir comment un inconnu de 37 ans a pu écrire, financer, mettre en scène, interpréter et produire un premier film de 2 heures et 50 minutes, le genre de durée que seuls des superauteurs du calibre de Terrence Malick ou Martin Scorsese peuvent s’autoriser aujourd’hui. Si cela ne l’a certainement pas aidé à trouver une distribution internationale (le film sort en France avec trois ans de décalage), difficile de croire que ce fut la seule raison pour laquelle il a été rejeté par 30 festivals, alors qu’il disqualifie largement l’ordinaire des sélections. In the Family paye surtout, semble-t-il, le prix de sa volonté affichée de rompre avec la standardisation d’un certain cinéma indépendant américain, qui, bloqué au stade du miroir, n’en finit plus de se conformer à l’image qu’il se fait de lui-même. De Fruitvale Station à States of Grace, en passant par Les Bêtes du Sud sauvage, l’homogénéité des titres triomphant à Sundance ou à SXSW en témoigne un peu plus chaque année.
Mais raisonnable, In the Family ne l’est pas moins. Loin des manifestes fracassants, il n’a nul besoin de se livrer à un coup d’éclat. Il est au contraire irrigué par une force tranquille, celle d’un réalisateur arrivé au septième art après un passage par le théâtre, avec dans l’idée que les choix esthétiques dominant le circuit indépendant étaient devenus conventionnels, ennuyeux et répétitifs et qu’il fallait réapprendre à regarder, en mettant des moyens purement cinématographiques au service de son récit, sans considération aucune pour l’avenir commercial du film, les catégories dans lesquelles il pourrait être rangé ou la portée éventuelle de son « message ».
Exigence de rigueur
In the Family raconte l’histoire de Joey (joué par Wang lui-même) et Cody, un couple gay qui élève leur fils de six ans, Chip, dans une paisible bourgade du Tennessee. Très tôt, un décès survient, faisant imploser cette cellule manifestement bien intégrée, et isolant Joey de sa belle-famille pour laquelle certains liens priment soudainement sur d’autres. Ce drame de garde d’enfant sur fond d’homoparentalité pourrait s’avérer le sujet casse-gueule par excellence, mais il évite l’écueil du sentimentalisme en s’appuyant sur un langage plastique à la somptueuse austérité : à l’instar d’Edward Yang, auquel il a parfois été comparé, Wang préfère retrancher tout ce qui serait susceptible d’amoindrir la puissance émotionnelle d’une scène, d’en rompre l’équilibre intrinsèque. Fruit d’une expérience acquise sur scène aux côtés de directeurs artistiques et de production designers, ce goût de la retenue et ce perfectionnisme sont aussi reflétés par l’intérêt que le réalisateur porte, dans son second film (The Grief of Others, inédit) aux dioramas.
Ce cinéma pourrait courir le risque d’un formalisme excessif s’il n’était à ce point au diapason de ses personnages. Peut-être depuis Ballast (2008), de Lance Hammer, n’avait-on pas vu de première œuvre capable d’une telle empathie avec ses propres créations. Chez Patrick Wang, un plan n’existe que par les personnages qui s’y trouvent. Attentive à chacun de leurs gestes, la mise en scène documente avec précision leurs trajectoires, informées par une série de circonstances, certaines regrettables, d’autres plus heureuses, et leur aptitude à y réagir. Cette confiance dans le pouvoir d’observation de la caméra, qui se garde de tout trafic d’influence, se situe à l’exact opposé des expérimentations en vase clos d’un Michael Haneke. Tout signale ici une hauteur de vue étrangère à une quelconque forme de condescendance. Une scène bouleversante tournée en plan fixe (et à genoux, assumant une filiation claire avec les tatami shots d’Ozu), l’illustre de manière saisissante : de retour des obsèques de son compagnon, Joey, assis à la table de la cuisine, pleure en silence, tandis que le petit Chip s’active en tous sens. L’un est prostré sur sa chaise ; le second circule dans le cadre, prend du Coca et une bière dans le frigo, grimpe sur une chaise pour se saisir d’un verre dans le placard et s’attable à son tour, cherchant sous une pile de courrier un décapsuleur, avec lequel il finit par ouvrir, non sans mal, la bouteille destinée à Joey. Celui-ci sèche ses larmes, boit sa bière, puis se met à trier la pile de courrier pendant que Chip se désaltère en le regardant de temps à autre. Aucune parole n’est échangée entre eux. Mais la vie a repris ses droits et, ensemble, un père et son fils font face à l’adversité.
Refus de la dictature du sujet
In the Family ne tombe pas davantage dans les travers du poster sociologique qui guettaient pourtant son sujet. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, le cinéaste explique que « le plus important […], ce n’est pas d’être fidèle à ce que je suis, mais au contraire de me laisser guider par ma curiosité ». Dans son pays, où les gender studies et le communautarisme continuent d’informer largement le discours critique, ainsi que l’a rappelé le procès en machisme intenté par quelques plumes féministes contre La Vie d’Adèle, il serait tentant de vouloir faire de Patrick Wang le dernier porte-parole en date des cinémas queer et asiatique. C’est oublier que le sien, à l’instar de celui d’Ira Sachs – dont le beau Love Is Strange est sorti la semaine dernière –, est par nature rétif à tout marqueur identitaire, trop occupé à capter la vérité de ses personnages et la complexité de leurs interactions. Avec celles de Jeff Nichols, In the Family est aussi une des rares œuvres contemporaines à faire un portrait nuancé du sud des États-Unis, aux antipodes de l’étroitesse d’esprit qu’on lui prête. Wang excelle en particulier à considérer acquises d’emblée des situations et des relations qui ne le seraient pas forcément ailleurs. Ainsi, plutôt que de problématiser, dans le Tennessee d’aujourd’hui, l’homosexualité de Joey et Cody, il préfère s’intéresser aux évènements qui vont abruptement révéler qu’elle n’était en réalité acceptée que jusqu’à un certain point. Le vrai sujet reste toutefois ici la réconciliation, c’est-à-dire le désir d’être de nouveau ensemble, qui s’accomplit dans le cadre d’une conception élargie de la famille, où chacun pourra trouver sa place. Comme chacun trouvera sa place à l’une de ces tables omniprésentes. Espace fédérateur par excellence, elles restaurent progressivement une communauté d’individus aux orientations sexuelles, à l’ethnicité et aux opinions différentes. Formidable coda, la médiation finale arbitrée par deux avocats entre, d’un côté, Joey et, de l’autre, la sœur de Cody et son mari, dévoile sur presque une demi-heure l’ampleur de l’humanisme de Patrick Wang. Le travail des acteurs y est pour beaucoup : chacun d’eux, lui le premier, investit son rôle d’une force de conviction devenue rare et qui n’est pas sans évoquer l’intensité que Cassavetes exigeait de ses propres comédiens. Visages baignés d’émotion, non-dits qui cèdent soudain la place à une parole émancipatrice, modulations des voix, justesse constante d’un regard au plus près des interprètes : farouchement indépendant, Wang l’est sans aucun doute. Mais après Shane Carruth et son merveilleux Upstream Color, toujours sans distribution de ce côté-ci de l’Atlantique, In the Family donne surtout le sentiment d’assister à l’émergence d’un cinéaste inclassable. Ils se font rares aux États-Unis.