Le metteur en scène québécois d’origine libanaise Wajdi Mouawad ne pouvait pas rêver meilleure adaptation de sa pièce Incendies (énorme succès critique et populaire dans le monde entier) que celle proposée au cinéma par son compatriote Denis Villeneuve. Ces deux-là ont travaillé main dans la main, cela se ressent au détour de chaque plan : si l’homme de théâtre a laissé le champ libre au cinéaste, qui ne s’est pas gêné pour prendre ses distances avec la pièce, on retrouve le même goût pour une certaine forme de lyrisme porté à ébullition et judicieusement apaisé par un registre plus feutré, d’une remarquable sobriété. Réalisateur soigneux, Villeneuve évite le piège du théâtre filmé et donne à l’univers de Mouawad toute l’ampleur voulue par ses mises en scène : c’est d’ailleurs à la fois la grandeur et la limite du réalisateur et du dramaturge.
Incendies, c’est l’histoire de jumeaux (un frère et une sœur, Simon et Jeanne Marwan) qui, à la mort de leur mère, Nawal, apprennent que leur père, qu’ils n’ont pas connu, est vivant et qu’ils ont un frère dont ils ignoraient l’existence. Par l’intermédiaire de deux lettres laissées par Nawal, avec laquelle ils entretenaient des rapports conflictuels, ils sont chargés de partir à la recherche des disparus. Alors que Simon peine à calmer sa colère et se mure dans le silence, Jeanne quitte le Québec pour le Moyen-Orient, sur les traces du passé de sa mère qu’elle va découvrir au gré de son périple.
De prime abord, Incendies a l’allure d’une chronique familiale qui décolle rapidement pour tutoyer les grandes tragédies et leurs lots de conflits politiques, sociaux et religieux, avec enfants illégitimes, meurtres sanglants, vendetta, viols et autres joyeusetés qui constituent le cahier des charges de nombreux films aux ambitions louables mais aux résultats souvent catastrophiques. Denis Villeneuve n’y va pas par quatre chemins et assume pleinement le caractère allégorique de l’œuvre de Mouawad : de ses références à Corneille et Racine à son twist final que n’aurait pas renié Shakespeare, Incendies nous annonce la couleur en faisant de son héroïne une figure tragique moderne, victime de conflits religieux dans un pays imaginaire du Moyen-Orient (très fortement inspiré du Liban et de son histoire). Le pari est très casse-gueule et Villeneuve se prend souvent les pieds dans le tapis : entre l’envie d’imiter un cinéma hollywoodien de prestige (tendance Syriana) et le désir de se frotter à une narration fortement ancrée dans la tradition littéraire et théâtrale, il y a un espace indéfini que le réalisateur ne parvient que partiellement à investir, sans toujours convaincre.
On pourra ainsi regretter quelques (trop) jolis ralentis rythmés par des chansons de Radiohead et une poignée de plans qui évacuent l’horreur qui se joue au profit de la beauté du cadre : rien d’indécent (on est quand même loin de Shutter Island et ses camps filmés comme dans une pub pour un parfum), mais c’est précisément quand il matérialise à l’écran le cauchemar qui n’était que suggéré au théâtre que Denis Villeneuve échoue. La tragédie a beau évoquer les classiques, elle ne reste pour le spectateur que trop contemporaine, et donc réelle. Le fantôme de Phèdre ne peut rien face au 20h de Claire Chazal et sa compassion débordante de cynisme.
Pourtant, Incendies captive, malgré l’agacement qu’il suscite occasionnellement. D’abord, parce que l’histoire inventée par Wajdi Mouawad est d’une imparable puissance dramatique : avec ses allers-retours temporels entre l’enquête des jumeaux au présent et la quête de la mère dans le passé, le film tient en haleine de bout en bout jusqu’à son dernier acte, vraiment bouleversant. Et surtout parce que l’interprétation ahurissante de Lubna Azabal dans le rôle de Nawal évacue toute réserve sur la partie la plus fragile du film : son jeu, en parfait équilibre entre l’artifice assumé de la scène et l’impossible réalisme du cinéma, est comme la pièce manquante du puzzle qu’est Incendies, le point de jonction entre ses origines théâtrales et sa mutation en objet cinématographique. Le reste du casting n’est pas mal non plus, et l’enquête des deux jumeaux, a priori moins forte, se révèle progressivement au spectateur pour donner au film, dans son dernier tiers, quelques-unes de ses plus belles scènes. Incendies est un paradoxe, et c’est peut-être là sa force.