Qu’on l’ait vu ou non, Gorge profonde (Deep Throat en anglais) ne nous est pas tout à fait inconnu, ne serait-ce que par le nombre de blagues scabreuses qu’il a engendrées. Si, aujourd’hui le film ne semble plus très osé, il fut à l’origine d’un véritable scandale lors de sa sortie. Ce documentaire revient avec humour et intelligence sur la société américaine des années soixante-dix et la véritable bataille juridique et morale qui fit contrepoids à l’énorme succès de ce porno « historique ».
1972. Dans une petite salle new-yorkaise sort un film pornographique, réalisé en quelques semaines, avec des moyens dérisoires par – et avec – des inconnus. Le film s’appelle Gorge profonde, et raconte l’histoire d’une jeune femme dont le clitoris se trouve… au fond de la gorge. Le sujet n’est pas très délicat, le film n’a rien d’un chef d’œuvre. Pourtant, en quelques semaines, grâce aux critiques très favorables de la presse, et à un formidable bouche-à-oreille, Gorge profonde fait l’événement. Des files d’attente se forment devant le petit cinéma. La bourgeoisie vient s’encanailler devant le premier film « pour adultes » projeté au grand jour. Est-ce le vent de la libération sexuelle qui souffle en leur faveur ? Les acteurs de Gorge profonde – surtout son héroïne, Linda Lovelace – deviennent des stars. Le film, qui a coûté quelques dizaines de milliers de dollars, en rapporte des millions.
Mais l’Amérique des Seventies, ce n’est pas seulement les hippies et les mouvements anti-Vietnam. En 1972, Nixon est au pouvoir, et Gorge profonde menace les valeurs sûres des conservateurs (ironie du sort, le titre du film deviendra le surnom de la taupe du Watergate, qui obligera le président à démissionner). Chez les puritains, il est de mauvais goût de parler du plaisir de la femme, et du plaisir tout court. Le film est interdit à New York, puis dans 23 autres États. Le gouvernement ira même jusqu’à emprisonner l’acteur principal, Harry Reems, qui refusera de plaider coupable. Il faut dire que tout n’est pas très net dans l’histoire : devant l’énorme succès du film, la mafia décide de s’en mêler, et récupère la totalité des droits… et des bénéfices.
Le sujet est passionnant, le documentaire ne l’est pas moins. Des années de recherche ont conduit Fenton Bailey et Randy Barbato, les réalisateurs, sur des pistes fascinantes. Ils décryptent sans complaisance cette Amérique où la morale religieuse dicte tous les comportements, au détriment de la liberté individuelle. Les images d’archives sont originales, et pour beaucoup, inédites. Néanmoins, la plus grande réussite du documentaire réside dans les nombreuses interviews, souvent drôles et impertinentes, allant de la sexologue expliquant la source du désir féminin, au producteur de Gorge profonde racontant les conditions de tournage, en passant par le procureur du « procès Harry Reems », expliquant – sans rire – que certaines images du film continuent de le hanter…
Le documentaire n’est pas sans reproches : on regrettera notamment un montage très – trop – classique, jonglant tristement entre images d’archives et interviews. De même, la volonté, tout à fait louable a priori, des documentaristes de surexposer le maximum d’archives les oblige à un collage nerveux parfois illisible, et surtout fatigant. Le spectateur est sollicité pour engranger un nombre d’informations si impressionnant qu’il en perd parfois le fil – notamment dans l’explication confuse de l’intervention de la pègre.
Reste que la conclusion du documentaire fait froid dans le dos. Sans adhérer à la thèse ridicule selon laquelle, si le gouvernement ne s’en était pas mêlé, Gorge profonde aurait ouvert la voie à un porno « artistique », il est évident que la déviation du genre vers une industrie résolument commerciale ne lui a pas fait beaucoup de bien. Aujourd’hui, les lois contre la « pornographie » promulguées dans les années 1970 sont toujours en vigueur. Trente ans plus tard, le puritanisme à l’américaine a plus que jamais le vent en poupe…