Deuxième roman de Tanguy Viel, Insoupçonnable conte le parcours fatal d’un jeune couple manipulateur dans la grande bourgeoisie de province. À la publication de ce roman en 2006, la plume de Viel fut souvent qualifiée de particulièrement cinématographique. Son style élégant donnait vie à des personnages hitchcockiens dans un univers chabrolesque. De la page à l’écran, Sam et Lise devaient donc se déplacer. Ils permettent aujourd’hui à Gabriel Le Bomin, documentariste passé à la fiction avec Les Fragments d’Antonin (2006), de quitter l’univers militaire pour le combat des passions. À partir d’un beau succès d’édition, il propose un thriller psychologique louable, où l’élégance de l’image et la justesse de l’interprétation construisent une tension fragile, qui se délite malheureusement dans un dénouement trop précipité.
Le chant gracieux d’une chorale résonne dans une cathédrale. Mais le jeune homme aux cheveux ébouriffés ne semble pas ébranler par cet Ave Maria majestueux et envoûtant, premier signe de la démesure d’un mariage hors norme. Le jeune homme triste n’a d’yeux que pour la mariée, dont nous n’apercevons que le dos dénudé lorsqu’elle prononce le mot « oui », scellant son union à un riche veuf, commissaire-priseur de profession. L’homme d’âge mûr qui s’offre une fille de rêve s’appelle Henri Schaeffer. Elle, c’est Lise, juste Lise. Une femme sans nom, sinon celui d’un autre, sans identité, sinon celle qu’elle choisit pour servir ses sombres desseins. Le jeune homme à présent nerveux c’est Sam, juste Sam, juste son frère, ou plutôt plus qu’un frère. Sam et Lise s’embrassent passionnément, à l’abri des regards, pendant la fête somptueuse qui suit cette mascarade de cérémonie. Le jeune couple sait qu’à Genève tout se vend et tout s’achète. Lise a un plan, comme elle ne cesse de le répéter à Sam. Mais d’abord, elle doit jouer l’épouse parfaite pour endormir les éventuels soupçons d’Henri, pour mieux le dépouiller ensuite et s’envoler de l’autre côté de l’Atlantique, vers les « States » comme elle dit, avec celui qui ne vit que pour elle. Elle doit être insoupçonnable. Mais veut-elle l’être uniquement aux yeux de ce nouvel époux ? Déchiré par la douleur et le doute, Sam doit pourtant patienter, sans connaître toutes les subtilités du projet d’une Lise aussi froide que sensuelle. Il est contraint de se lier d’amitié avec Henri, dont le frère Clément n’apprécie guère la gentillesse excessive de son aîné à l’égard d’un beau-frère très présent.
Gabriel Le Bomin joue ouvertement la carte du film de genre et s’y réussit plutôt bien en optant pour une mise en scène sobre et une photographie élégante. Si l’action a été déplacée symboliquement de la côte Atlantique à Genève (lieu d’argent et de pouvoir, donc de manipulation potentielle, pour faire court), le film puise directement son inspiration esthétique dans les références cinématographiques de Tanguy Viel. Femme fatale du 21ème siècle, Lise, seule détentrice de toutes les cartes du jeu des apparences, s’inscrit par sa versatilité et sa détermination dans une lignée de personnages féminins faisant rimer séduction avec domination, sous couvert d’une apparente soumission à l’autorité patriarcale. Déjà dangereuse Demoiselle d’honneur chez Claude Chabrol (2004), Laura Smet compose un personnage charismatique, capable d’une froideur redoutable comme d’une tendresse sincère. L’ombre d’Alfred Hitchcock et de Fritz Lang plane en douceur sur Insoupçonnable, version contemporaine de film noir. Comment ne pas se souvenir de la fascination d’Edward G. Robinson pour la beauté envoûtante de Joan Bennett (La Femme au portrait, 1944) quand on voit Charles Berling se laisser manipuler par une Laura Smet magnétique et indolente ? Comment ne pas penser à Soupçons (A. Hitchcock, 1941) à la vue cette route sinueuse où Lise étreint son jeune amant après l’avoir doublement trahi ? Et ce portrait stylisé de la première femme d’Henri, disparue de façon tragique, comment ne pas y voir l’écho des belles absentes fascinant les protagonistes de Rebecca (Alfred Hitchcock, 1940) et Laura (Otto Preminger, 1944) ? Ici le visage de la défunte, exposé en triptyque, se noie dans les méandres des secrets familiaux. Elle crie en silence dans le décor froid de la demeure luxueuse, où tout le monde joue son rôle, dans la frustration des convenances bourgeoises.
Loin d’écraser le film, les références discrètes à ces classiques du cinéma international plongent le spectateur dans un univers étrangement familier, où il sait que personne n’est jamais vraiment ce qu’il prétend être et que tous sont coupables à leur façon. Placé dans cette belle filiation sous la contrainte de l’écriture de Tanguy Viel, le film de Gabriel Le Bomin fait naître une attente purement cinématographique qu’il ne comble que partiellement. A l’écran, la violence des passions ne prend jamais l’ampleur qu’on imaginerait possible. Sam, victime suprême des projets de Lise, ne laissera pas complètement éclater sa colère. Comme celle d’Henri, la douleur de Sam restera partiellement tue, sous l’emprise d’une femme consciente de son ascendant. Le personnage de Sam, qui était le narrateur du récit de Viel, dans un style indirect libre manié avec subtilité, demeure à l’écran le vecteur privilégié du regard du spectateur. Mais il ne dispose évidemment pas des mêmes outils pour nous faire partager son immense détresse. En silence, Marc-André Grondin tente de rendre compte du déchirement de cet amoureux passionné, de ce complice manipulé, de cet idéaliste brisé. De la page à l’écran, le personnage ne peut que perdre en profondeur psychologique… Avec une partition plus variée à jouer, Laura Smet se trouve finalement face à un personnage plus facile à aborder.
Le film doit beaucoup à la qualité de la photographie de Pierre Cottereau, qui officiait déjà sur le premier long-métrage de Gabriel Le Bomin. Le travail sur les ambiances lumineuses et sur la colorimétrie construit l’identité particulière d’un film de genre, où chaque décor porte la trace sensible des troubles de leurs occupants. Comme ce bar pour célibataires baigné dans une lumière rouge sang, lieu dissimulé où les secrets sont dévoilés et où le destin des protagonistes se trouve scellé. Comme cette froide maison bourgeoise à la théâtralité affichée, dont le grand escalier exalte le prestige de ses habitants et attend d’accueillir un drame familial inéluctable. Au regard du soin accordé à la mise en scène, il est regrettable que la partition musicale devienne parfois plus présente que nécessaire pour signifier une tension déjà bien installée. Comblant progressivement le récit lacunaire offert par le point de vue de Sam, le recours aux flashbacks s’accélère dans l’acte final d’un récit qui devient un peu brouillon. Si le reste du film apparaît comme le fruit d’une écriture scénaristique très rigoureuse et bien pensée, toutes les cartes sont abattues à la hâte dans les vingt dernières minutes pour nous en mettre plein la vue. Le puzzle précipitamment achevé n’a pas le temps d’être apprécié et les ultimes moments de confrontation manquent de ferveur. C’est là le principal défaut de ce film honorable, qui a su pendant les deux premiers tiers de son déroulement mettre le spectateur sous le charme de personnages en souffrance, rêvant tous d’échapper aux contraintes matérielles et morales de leur existence, quel qu’en soit le prix.